Dans mon petit exposé je veillerai à vous présenter une esquisse sommaire de la manière dont la philosophie de Kant fut accueillie, évaluée et diffusée après la Seconde Guerre Mondiale, tout d’abord en Union Soviétique et plus tard en Russie. Je porterai une attention particulière à la question de savoir comment les évolutions historiques, ayant fait disparaître Königsberg, la ville natale de Kant, pour devenir l’actuelle ville russe de Kaliningrad, ont influencé ce processus. Je vais étudier tout particulièrement quatre aspects de l’accueil qui fut réservé à la philosophie kantienne: 1. La publication des oeuvres de Kant 2. Les principaux travaux de recherche 3. Les dispositifs scientifiques, revues, institutions universitaires; 4. La perception culturelle et sociale.
La publication des oeuvres de Kant. Bien que les premières traductions russes publiées en 1803, datent du vivant de Kant, et que ses oeuvres principales furent éditées en plusieurs versions avant la révolution de 1917, une édition des oeuvres complètes de Kant en langue russe fit pendant longtemps défaut. Ceci était d’autant plus frappant dans les années 1930, du fait que dès 1929 quelques-unes des oeuvres de Hegel, Marx et Engels furent publiées en plusieurs volumes par l’lnstitut Marx-Engels. Alors que les oeuvres de Hegel en dix volumes avaient déjà parues, le deuxième volume d’une édition des premiers écrits de Kant voit le jour seulement peu avant la Grande Guerre Patriotique. A noter que le premier volume de cette édition n’a jamais été publié. Cette édition servit de base aux deux premiers volumes des oeuvres complètes de Kant parus dans les années 1960 dans la série Philosophisches Erbe (Héritage Philosophique). Cette édition en six volumes, formant en réalité sept volumes, fut un fait historique majeur, indépendamment du faible tirage (17.000 exemplaires), la distribution allant principalement aux bibliothèques ou abonnements. Ce fut la la première fois que le lecteur russophone avait accès à la plupart des oeuvres imprimés, textes épars, brouillons et lettres de Kant. Le simple fait que les oeuvres complètes furent publiées en Union Soviétique après la Seconde Guerre Mondiale est d’une importance considérable. Cette édition permit à Kant et ses oeuvres ainsi qu’à la philosophe de l’idéalisme allemand en général, de se libérer de ce sombre fardeau qu’ils portaient depuis les combats entre l’Armée Rouge et la Wehrmacht. La meilleure illustration, pour n’être pas la seule, de cette situation, est le malheureux destin du troisième volume de l’ouvrage Histoire de la Philosophie de G.A. Alexandrov (le dénommé « Cheval Gris»[1]), dédié à la philosophie allemande de la période allant de la fin du XVIIIe au milieu du XIXe siècle (1942). Aussi bien pendant la Première Guerre Mondiale, qui vit la publication d’articles tel que « De Kant à Krupp » de W.F. Ern, que pendant la Grande Guerre Patriotique, l’évocation des classiques de la philosophie allemande renvoyait inéluctablement à leur responsabilité potentielle dans l’avénement du national-socialisme, ou, pour employer le terme utilisé généralement à l’époque, du fascisme. Le décret écrasant du comité central de 1944 intitulé « Sur les lacunes et défauts de la définition de la philosophie allemande depuis la fin du XVIIIe au début du XIXe siècle » mit définitivement fin à ce travail laborieux. La maison d’édition Mysl nota avant la parution des oeuvres de Kant en six volumes:
Emmanuel Kant est le fondateur de la philosophie classique allemande, laquelle est considérée comme l’une des sources théoriques du marxisme. Pour comprendre l’histoire de la dialectique et le rôle que joua la philosophie classique allemande dans son évolution, il est impératif d’avoir étudié les oeuvres principales de ce penseur. En outre les oeuvres de Kant sont également indispensables à la critique de la philosophie bourgeoise contemporaine, dont les divers courants trouvent leurs origines de façon ou d’autres dans les aspects réactionnaires de la philosophie kantienne.
T.I. Oiserman, qui a écrit la préface, ajouta que la traduction
des oeuvres de Kant précédemment publiées ne peut être considérée comme tout à fait satisfaisante, plusieurs de ces traductions ayant été réalisées par des adeptes de la philosophie idéaliste, et sont dès lors imprégnées de leurs propres idées et déforment ainsi la pensée kantienne.
Il exprima l’espoir que les nouvelles traductions et la nouvelle édition correspondent de manière générale aux exigences principales de la philosophie de l’histoire marxiste-léniniste.
Après la publication des oeuvres complètes de Kant, une série d’oeuvres moins importantes du philosophe de Königsberg ne figurant pas dans l’oeuvre complète, fut publiée dans des revues philosophiques. Je me réjouis que le recueil de l’Université de Kaliningrad, intitulé tout d’abord Fragen des theoretischen Erbes von Immanuel Kant (Questions sur l’héritage théorique kantien) (1975–1980), rebaptisé en 1981 Kantischer Sammelband, (Recueil kantien) occupe l’une des premières places. D’autres textes (extraits de manuscrits, quelques lettres) furent publiés dans Fragen der Philosophie (Questions de philosophie) et dans différentes revues spécialisées. Depuis la fin des années 1980 une partie des conférences données par Kant dans l’une ou l’autre matière, sont également publiées et ce travail continue aujourd’hui.
Au début des années 1990 de la Russie contemporaine, les ouvrages de Kant étaient rares, j’en garde un vif souvenir de mes années d’études à la faculté de philosophie de l’Université Lomonossow de Moscou. Dès le matin les étudiants faisaient la queue dans la salle de lecture de la bibliothèque de la faculté des Sciences Humaines, en espérant attraper l’un des rares exemplaires de la Critique de la Raison Pure. La demande d’ouvrages fut satisfaite en partie avec la parution en 1994 des oeuvres complètes de Kant, éditées par A.W. Gulyga. À la différence de l’édition en six volumes des années 1960, cette publication en huit volumes est une oeuvre complète. La date de cette parution à été fixée pour coïncider avec le bicentenaire de l’affiliation de Kant à l’Académie des Sciences de Saint-Pétersbourg. L’éditeur note dans la table des matières succincte, que l’avantage de cette nouvelle version par rapport à la précédente en six volumes « repose sur la réhabilitation des traductions classiques, réalisées par N. Lossky, W. Solovjev, P. Florensky, autant que faire se pouvait ». Il faut néanmoins souligner que quelques écrits manquaient toujours dans cette édition et plusieurs oeuvres étaient comme auparavant présentés en abrégé. Certains défauts ont pu être corrigés dans des éditions de l’une ou l’autre oeuvre traduite dans sa totalité, notamment Le Conflit des Facultés. Ces dernières années La Critique de la Raison Pure fut également rééditée plusieurs fois par différentes maisons d’édition. Toutefois, à côté des éditions de grandes qualités scientifiques, il existe aussi des reproductions très négligées, qui parviennent à déformer le fond dès la mise en page.
L’élaboration de nouvelles versions des oeuvres complètes de Kant a également été entamée au début des années 1990 et se poursuit. Elles se distinguent nettement des éditions précédentes du fait qu’elles sont bilingues; le texte allemand y figurant en parallèle. La nouvelle collection des oeuvres complètes éditées par N.W. Motroschilova et B. Tuschling, né à Königsberg et décédé l’année dernière, a pu être réalisée en cinq volumes divisés en quatre tomes, grâce au soutien de l’Institut Philosophique de l’Académie des Sciences Russe et de l’Université de Marburg. Actuellement deux semi-volumes de La Métaphysique des Moeurs sont en préparation. Ce travail sera probablement poursuivi. Dans la préface de la nouvelle édition B. Tuschling souligna le caractère pluri-révolutionnaire de la philosophie kantienne. N. W. Motroschilova met en relief l’originalité de l’édition bilingue des oeuvres complètes de Kant, tout autant pour la Russie que pour le monde entier, et relève la coopération fructueuse avec les collègues allemands. Par ailleurs il faut mentionner le grand nombre de textes kantiens russes, de qualité et forme diverses, qui sont largement diffusés sur Internet ( y compris les différentes versions numérisées – je ne me prononcerai pas sur la question des droits d’auteur). Ainsi non seulement le lecteur lambda mais aussi le philosophe non spécialiste de Kant, ont accès à la littérature kantienne russophone, avec une facilité sans précédent. Pour obtenir l’ouvrage si ardemment désiré, nous n’avons plus besoin de nous dépêcher dans la salle de lecture dès son ouverture. À regret ceci n’a qu’une influence limitée quant à la qualité des débats sur la philosophie kantienne en Russie. Pour citer un exemple déplorable d’une fantaisie sans limite, point n’est besoin de renvoyer au bavardage naïf de ménagères, mais je me réfère à la citation de Ju. S. Pivovarov, homme scientifique, membre de l’Académie des Sciences Russe (INION), président du comité d’Expert en Histoire (WAK): « Il est établi que l’ idée kantienne d’un gouvernement mondial exprime une pensée essentielle – Kant soulignait que la Russie ne peut diriger la Sibérie. Cela me touche de près. » Malheureusement il ne s’agit pas du seul exemple.
La recherche kantienne. Avant d’aborder la recherche kantienne russophone d’après-guerre proprement dite, je souhaite rappeler qu’il n’y a pas si longtemps, c’est-à-dire avant la mise en place des réformes de modernisation de l’enseignement, la philosophie classique allemande était une matière obligatoire dans les universités soviétiques d’après-guerre et plus tard dans la Fédération de Russie. La désignation tout autant que le statut particulier de cet enseignement résultent directement de l’idéologie marxiste-léniniste. L’expression Philosophie Classique Allemande a été introduite par les travaux de F. Engels dans son ouvrage: Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande (1886).
Tout d’abord l’expression fut uniquement employée en référence au marxisme et ce n’est que récemment qu’on s’étonne qu’elle a dépassé ce cadre. Cette Philosophie Classique Allemande notoire doit sa position exceptionnelle dans l’enseignement soviétique et aujourd’hui russe à l’ouvrage de W.O. Lenin Les trois sources et les trois parties constitutives du marxisme (1913). Elle fut légitimée lorsqu’elle devint à côté du socialisme utopique et de l’économie politique classique l’un des fondements de la doctrine marxiste qui « est toute puissante parce qu’elle est juste ». Ce cadre idéologique eut des retentissements considérables et entraîna de graves distorsions. Premièrement le philosophe de Königsberg était chronologiquement le premier, alors que dans le classement des philosophes classiques allemands il n’est qu’un parmi d’autres. Sa renommée ne résultait pas de ses propres mérites, mais il était uniquement reconnu comme précurseur de J.G. Fichte, F. Schelling, avant tout de Hegel, qui lui à son tour en passant par L. Feuerbach, contribua à la naissance de la vraie doctrine – la doctrine marxiste. Parallèlement au Leitmmotiv désignant Kant comme précurseur, la recherche kantienne marxiste de cette époque fut marquée par des expériences singulières, la découverte d’un matérialisme masqué respectivement d’un caractère révolutionnaire chez Kant, mais aussi par les développements sans fin d’une dialectique kantienne.
Cette contrainte idéologique a disparu aujourd’hui, bien que l’ancien schéma méthodologique soit toujours présent. Il en résulte que la Wirkungsgeschichte (Histoire des Incidences), une branche de la philosophe de l’histoire traditionnelle allemande, occupe une place dominante aux dépens de la Quellengeshichte (téléscopage, identification des sources) qui est largement ignorée. La conséquence déplorable qui en découle fait que la Aufklärung (Lumières allemandes) soit discréditée. Il y a tout de même eu un changement marquant dans l’enseignement de la philosophie classique allemande après 1991. Auparavant, à l’époque soviétique, la philosophie hégélienne était prédominante dans ce cadre, alors qu’aujourd’hui c’est Emmanuel Kant qui est couronné.
L’enseignement de la philosophie classique allemande en tant que filière à part entière ou intégrée dans un parcours de formation en histoire de la philosophie, attira une multitude de chercheurs kantiens de divers niveaux de compétences et produit maintes publications sur la philosophie de Kant, de qualité diverse. À mon avis, nous pouvons dégager deux groupes de chercheurs kantiens russes, l’un plus restreint issu de la philosophie de l’histoire et l’autre plus large qui intègre l’enseignement de Kant dans d’autres problématiques – cette tendance existait déjà avant la révolution en Russie.
La recherche kantienne russe au sens plus étroit est une filière issue de la recherche en philosophie de l’histoire, se penchant spécialement sur la philosophie de Kant et les domaines qui s’y rattachent, Kant demeurant le point de mire de la recherche scientifique en philosophie de l’histoire. Néanmoins des chercheurs issus de disciplines philosophiques différentes, tels que l’esthétique, la logique, l’épistémologie etc. s’intéressent également à Kant. De même des spécialistes d’autres branches philosophiques en Russie, telles que la phénoménologie, la philosophie analytique etc., suivent de près la recherche kantienne. Ces derniers se réfèrent aux sujets kantiens se rapportant à leur spécialité, bien que Kant ne soit pas d’un grand intérêt pour les spécialistes qui mènent ce type de recherches. J’estime que ce domaine appartient au cercle plus large de la recherche kantienne russe. Les rapports mutuels de ces deux domaines de recherche kantiens ne sont pas toujours sereins et peuvent entrer en conflit.
En termes de quantité, la recherche kantienne russe de l’après-guerre a donné lieu à une étude bibliographique russe réalisée par L.S. Davydova, rassemblant et les écrits originaux de Kant et les études kantiennes publiés jusqu’en 1994. Le nombre total des publications russes sur Kant atteint son sommet au milieu des années 1970, les publications les plus importantes ayant paru au milieu des années 1980. Pendant une période de dix ans, du milieu des années 1980 au milieu des années 1990, on peut observer une régression des publications russes. W. Motroschilowa remarque au sujet des travaux de recherche kantiens de cette époque:
En général il s’agit d’études au sens large, donc moins approfondies, qui génèrent une attitude inconcevable et invraisemblable ailleurs dans le monde: chez nous ceux qui étudient Kant à partir des traductions russes et non à partir des textes originaux, se prennent également pour des chercheurs kantiens.
Il est difficile de se prononcer sur l’évolution quantitative lors des vingt dernières années. Je ne peux que supposer qu’elle n’a pas changé fondamentalement. Des travaux plus approfondis ont néanmoins été publiés et en 2004 la littérature connut même un essor à l’occasion du double anniversaire.
À mon sens, la thématique et le contenu des travaux de recherche russes lors des vingt dernières années a évolué. Les analyses marxistes de la dialectique kantienne ne sont plus d’actualité et on ne fait plus appel aux principes des sciences de la nature, inhérents à l’oeuvre de Kant, pour démontrer un héritage kantien dans le matérialisme, voire l’athéisme. L’interprétation néo-kantienne de la Critique de la Raison Pure de l’époque soviétique orientée vers la théorie de la connaissance, perd de plus en plus sa position dominante. Parallèlement nous constatons le succès d’une recherche qui s’intéresse à la Logique, qui au temps soviétique était une filière à part entière. Ceci est particulièrement vrai à Kaliningrad, avec l’apport considérable du professeur W. N. Brjuschinkin, décédé l’année dernière. Si les travaux de recherche soviétiques sur Kant s’orientaient à partir de Fichte, Schelling, Hegel ou Marx (au pire Lenin), la recherche actuelle préfère se référer à des philosophes tels que H. Cohen, E. Husserl, M. Heidegger, L. Wittgenstein, T. Adorno, M. Foucault, K.-O. Apel. En même temps nous constatons que les analyses kantiennes s’orientant à partir des travaux de philosophes tels que Chr. Wolff, A. G. Baumgarten, J. N. Tetens, J. H. Lambert, G. F. Meier, J. G. Hamann, ont pris de l’ampleur, tout autant que les recherches relatives aux sources propres à la philosophie kantienne. Chacune des deux conceptions fait de Kant un personnage si différent, que l’on pourrait croire qu’il s’agit de deux penseurs distincts. Cette évolution n’aurait pas eu lieu sans une réhabilitation de la Aufklärung (Lumières allemandes), et une prise de conscience du caractère singulier de la philosophie kantienne.
Nous assistons actuellement à un essor des recherches quant à la réception de Kant au sein de la philosophe, de la littérature et de la culture russe, dont les fondements avaient été posés à l’époque soviétique. Il serait opportun de disposer d’une nouvelle biographie de Kant en langue russe pour remplacer celle de A. W. Gulyga. Peu à peu nous nous éloignons de la fausse assertion d’un rejet des idées kantiennes sur sol russe. La relation de Kant au christianisme orthodoxe reste tout de même incertaine et il y a un besoin urgent d’études à ce sujet. Conjointement à la problématique religieuse, l’un des axes centraux des travaux de recherche russes se situe sur le plan de l’éthique. En dehors des excellents travaux de recherche sur la philosophie kantienne, une multitude d’études de qualité médiocre continuent à être publiées. Il faudra des années pour redresser cette situation de la recherche kantienne.
Pour conclure le sujet relatif aux recherches kantiennes, je souhaite soulever un problème non résolu et sous-jacent qui, je pense, concerne la recherche kantienne à Kaliningrad. Il s’agit d’une école kantienne qui existait de la fin du XIXe jusqu’au premier tiers du XXe siècle et qui se distinguait considérablement de la recherche allemande. Un intérêt particulier y était porté à la personnalité de Kant et les sources bibliographiques y afférentes, ou encore à sa fonction de professeur d’Université et de conférencier, au Kant citoyen de Königsberg et de la Prusse Orientale. La poursuite de recherches similaires par des auteurs comme R. Reicke, E. Arnold, O. Schöndörffer, A. Warda, A. Kowalewski, K. Stavenhagen, a été abandonnée après la Seconde Guerre Mondiale. Coupé de Königsberg ces travaux n’ont pu être poursuivis. Par ailleurs elles sont également tombés dans l’oubli du côté de la recherche allemande, demeurant ainsi une terre inconnue pour les nouveaux chercheurs. Si jamais la recherche contemporaine menée à Kaliningrad réussit à poursuivre et développer cet aspect des études de Königsberg, non seulement les chercheurs russes mais également les chercheurs allemands pourraient en profiter.
Vie universitaire. C’est la transformation de Königsberg en Kaliningrad qui a exercé une influence déterminante sur la vie universitaire. Q’une autre université soviétique ou russe publie un périodique entièrement dédié à la philosophie de Kant, n’aurait guère été envisageable. C’est précisément à Kaliningrad q’un recueil kantien fut publié depuis 1975 avec des titres distincts, sous forme d’annales à l’époque soviétique et de manière moins régulière au début de l’ère post-soviétique. Au temps soviétique, la réalisation d’un périodique tels que Kant-Studien ou Studi Kantia était inenvisageable. Il a fallu attendre 2008 pour q’une nouvelle tentative de rééditer ce recueil vit le jour, cette fois-ci en tant que revue spécialisée, paraissant tout d’abord deux ensuite quatre fois par mois.
L’université de Kaliningrad est la seule université russe capable de créer un institut Kant. C’est aussi la seule à avoir pu organiser des conférences sur Kant à dix reprises, dont les premières eurent lieu à l’occasion du 250e anniversaire de Kant en 1974 et les dernières en 2009. Mais même ici la poursuite de cette tradition ne fut pas une tâche aisée. Dans d’autres villes et universités aussi, l’organisation de grandes conférences pouvait uniquement se faire à l’occasion d’anniversaires de première importance, avant tout durant les années, 1974, 1981 et 2004. La dernière célébration fut l’occasion d’organiser une multitude de conférences: à Moscou à l’Institut philosophique de l’Académie des Sciences Russe (IFRAN), à l’Université Lomonossow de Moscou (MGU), à la faculté des Sciences Humaines de l’Université d’État de Saint-Pétersbourg, à l’Université Fédérale Balte nommée d’après Emmanuel Kant à Kaliningrad, à l’Université d’Etat d’Omsk F. Dostoïevski. La participation de nombreux collègues d’autres pays témoigna d’une reprise des relations entre chercheurs russes et étrangers.
Les centres de recherches russes sur Kant les plus importants se trouvent aujourd’hui avant tout à Moscou (IFRAN, MGU, RGGU), Saint-Pétersbourg (Université d’État de Saint-Pétersbourg) et Kaliningrad. Mais le champ de la recherche kantienne est plus vaste. Les dernières années, des thèses sur la philosophie de Kant, ont été défendues dans d’autres villes, notamment à Tomsk, Murmansk, Tver’, Uljanovsk, Jekaterinburg, Tscheljabinsk, Nizhnevartovsk, Novosibirsk, Tambov, Wolgograd, voire Sotschi. Mais vu les scandales récents de plagiat de doctorat en histoire, la question de la qualité de ses travaux est remise en question.
Indépendamment de la nécessité de relever le niveau, la recherche contemporaine kantienne a plusieurs tâches difficiles devant elle: d’un côté il faut trouver un équilibre par rapport aux périodes pré-révolutionnaires et soviétiques, de l’autre côté il faut trouver sa propre place au sein de la communauté scientifique internationale, sans abandonner son point de vue, sans tomber dans un épigonisme et sans s’employer à des problématiques et thèmes étrangers.
La perception culturelle et publique. Je vais maintenant essayer de dresser une esquisse de quelques modifications de la perception culturelle et publique de Kant dans la Russie d’après-guerre, à l’exemple des Belles-lettres. C’est grâce à la transformation de Königsberg en Kaliningrad, où les restes du célèbre philosophe reposent toujours à côté de la cathédrale, que les citoyens russes ont pu se rapprocher de Kant, ceci se traduisant avant tout par les blagues qui circulent au sujet du «philosophe russe». Après tout la ville, bien que dénommée Königsberg, appartenait déjà au XVIIIe siècle à l’empire russe et Kant fut durant quatre ans et demi un citoyen russe.
Ce rapprochement et la projection massive du « philosophe russe » présente cependant un revers de la médaille, sans vouloir comparer Kaliningrad à Salzburg qui exploite Mozart de manière impitoyable et sans scrupule. Si Kant occupait déjà depuis la fin du XVIIIe siècle une place importante dans la littérature russe, intégré dans tout débat sérieux et crucial, la figure littéraire Kant devint après la Grande Guerre Patriotique, à quelques exceptions près, une caricature. La littérature sur Kant de cette époque ne produit guère quelque chose d’extraordinaire. La littérature russe contemporaine fait même mieux que Salzburg, en exploitant impitoyablement la célèbre citation de Kant sur le ciel étoilé et la loi morale de sa Critique de la Raison Pratique. Cette citation est utilisée de plus belle dans des films, confirmant ainsi les tristes descriptions de l’écrivain russe S. D. Krzyżanowski dans son récit Vie et Mort d’une Pensée (1922), dévoilée qu’à la fin du XXe siècle. Je pense que cette découverte tardive de Krzyżanowski, décédé en 1950, est l’apport le plus extraordinaire des oeuvres russes au sujet de Kant de ces dernières années. En songeant aux tristes réflexions de Krzyżanowski, on souhaite espérer, que la pensée du philosophe de Königsberg ne soit enterrée à jamais et étouffée irrévocablement dans son tombeau.
[1] L’expression « Cheval Gris » est issue du jargon étudiant. Ce troisième volume était de couleur grise. Les exemplaires étant tellement rares, ce fut le meilleur que les étudiants pouvaient trouver et il leur permit de surmonter les obstacles des examens, tel un cheval de trait (bourreau de travail). L’expression est devenue si courante qu’elle est utilisé depuis par les étudiants et même les professeurs pour désigner ce volume, à tel point que son vrai titre n’est pratiquement plus connu.
© 2013 Alexei Krouglov
Traduction: Dr. Marie-Anne Mersch