La recherche de l’identité
Michaïl Ivanovitch Kalinine naquit en 1875 dans la région de Tver, sur le cours supérieur de la Volga. Il était fils d’une famille de paysans. Il travailla comme tourneur dans une usine de Saint-Pétersbourg, et adhéra en 1905 au parti social-démocrate russe des travailleurs, le parti de Lénine. Sous les tsars, il fut maintes fois arrêté et envoyé en exil. En 1917, il participa à la révolution d’Octobre. Comme Kalinine incarnait aux yeux de Lénine, en raison de ses origines villageoises et de son statut de travailleur en usine, le pacte entre les travailleurs et les paysans, il fut élu en mars 1919, sur proposition de Lénine, président du comité exécutif de tous les conseils (soviets) de Russie, et de ce fait chef d’État en titre de la Russie. À compter de 1922, Kalinine fut le président du comité exécutif central de l’Union soviétique, qui, à partir de 1938, porta le titre de Présidium du Soviet suprême.
Kalinine se donnait les allures d’un vieux maire de village débonnaire, auquel les gens simples pouvaient s’adresser lorsqu’ils avaient des soucis. Il réussit à soutenir son rang parce qu’il faisait toujours les volontés de Staline. En 1934, il signa un décret modifiant les règles de la justice pénale soviétique qui permit les années suivantes la déportation, l’enfermement dans des camps et l’exécution de millions de personnes. En 1938, sa propre femme fut arrêtée et condamnée pour « terrorisme » à dix ans de travaux forcés. Son mari n’en demeura pas moins chef de l’État par la grâce de Staline. Moins il avait de pouvoir, plus il fut comblé d’honneurs. Il donna son nom à des douzaines de villes, de villages, de rues, d’usines et d’universités. Sa ville natale de Tver reçut dès 1931 le nom de Kalinine ; il signa lui-même le décret correspondant.
Kalinine mourut le 3 juin 1946. Il se trouva que l’on cherchait précisément alors un nom russe pour la capitale de la Prusse orientale, conquise l’année précédente. Un mois plus tard, le 4 juillet 1946, un décret signé par Staline donnait à Königsberg le nom de Kaliningrad, et à la partie de la Prusse orientale sous administration soviétique le nom de « Kaliningradskaïa oblast » [territoire de Kaliningrad]. Depuis 1959, la statue gigantesque de Kalinine se dresse en pied devant la gare centrale de la ville. Mais il n’y a pas que la ville qui porte son nom : c’est aussi le cas de la place sur laquelle se dresse son monument et de la rue qui en part.
Le rapport secret publié le 25 décembre 1988 par une commission d’enquête instituée, sous la perestroïka, par le bureau politique du comité central du parti communiste de l’Union soviétique pour enquêter sur la terreur stalinienne, des années trente au début des années cinquante du siècle passé, se pencha notamment sur le rôle de Kalinine et aboutit au constat suivant : l’homme était co-responsable de l’arrestation arbitraire, de l’enlèvement et de l’exécution de millions de citoyens soviétiques. La commission du bureau politique du Soviet suprême recommanda par conséquent au conseil des ministres et à toutes les autorités de l’Union soviétique d’annuler l’ensemble des dispositions qui donnaient le nom de Kalinine à des villes, des villages, des rues, des kolkhozes et autres institutions.
Kalinine sur la Volga a donc retrouvé depuis 1990 son nom de Tver. Si Kaliningrad avait été auparavant une ville russe, il y a longtemps qu’elle aurait aussi recouvré son ancien nom. Mais parce que la ville portait le nom de Königsberg et était la capitale de la Prusse orientale, il lui faut continuer à porter le nom de Kaliningrad et la statue de Kalinine se dresse toujours sur la place Kalinine.
Königsberg fut fondé en 1255 par l’ordre des chevaliers teutoniques, issu de la fraternité que les croisés avaient nouée en Terre sainte. Le prince polonais Konrad de Masovie avait à cette date fait appel à l’ordre pour l’aider à christianiser les Prussiens païens (une ethnie apparentée aux Lituaniens). En réponse, le grand maître de l’ordre, Hermann von Salza, fit transférer à l’ordre par l’empereur Frédéric II et le pape Grégoire IX la souveraineté sur le territoire. Le dernier grand maître, Albert de Brandebourg, changea sur le conseil de Martin Luther l’État religieux en un duché laïc, y introduisit la Réforme et fonda en 1544 l’université de Königsberg. Le 18 janvier 1701, l’électeur de Brandebourg se fit couronner roi à Königsberg, sous le nom de Frédéric Ier ; la ville resta depuis celle où les rois de Prusse se faisaient couronner. En 1724, Emmanuel Kant y naquit : il y écrivit ses œuvres immortelles et y vécut jusqu’à sa mort, en 1804. Les 26 et 29 août 1944, Königsberg fut détruit. Michael Wiek écrit dans son livre Témoignage sur la disparition de Königsberg — un personnage considéré comme « valant Juif » rapporte : « Deux attaques aériennes avec au total plus de 800 bombardiers lourds britanniques anéantirent une fois pour toutes ce qui avait été édifié et élaboré péniblement au cours des siècles. L’ancienne et respectable ville à la beauté incomparable se changea en une mer de flammes et un champ de ruines. » Les restes des troupes allemandes défendirent les ruines de Königsberg contre l’armée soviétique jusqu’à la capitulation sans condition de la ville, le 9 avril 1945. À la conférence de Potsdam, en juillet 1945, le président Truman et le Premier ministre Churchill se déclarèrent d’accord avec le souhait de Staline d’attribuer à l’Union soviétique Königsberg et le territoire attenant. Sur les 120 000 civils allemands qui, à cette date, se trouvaient encore dans la ville, environ 100 000 moururent d’actes de violence, de faim et de maladie, au cours des trois années suivantes. Les survivants furent déportés en 1948 vers l’Allemagne de l’Ouest. La population allemande fut remplacée par des citoyens soviétiques venus de tous les coins de l’Union soviétique. Jusqu’en 1991, l’intégralité du territoire fut une zone militaire interdite, à laquelle ni les visiteurs occidentaux ni même les citoyens soviétiques d’autres régions du pays n’avaient accès. Depuis l’effondrement de l’Union soviétique en 1991, le territoire est une enclave russe entre la Lituanie et la Pologne, deux pays qui sont membres de l’Union européenne depuis 2004. Il forme donc un îlot russe à l’intérieur de l’Union européenne.
Faut-il que la ville de Kant s’appelle Kaliningrad ? Au niveau moral, il n’y a qu’une réponse à cette question — celle que la commission d’enquête du bureau politique du parti communiste de l’Union soviétique a trouvée dès 1988. Mais au niveau politique, une telle réponse n’existe pas encore.
Puisque la ville et son territoire doivent leur nom à Kalinine, le gouverneur Georgy Boos et le bourgmestre Iouri Savenko ont fêté en 2006 le soixantième anniversaire de Kaliningrad et de la « Kaliningradskaïa oblast ». Pourtant, ils n’ont pas évoqué à cette occasion Kalinine, auquel la ville et le territoire doivent leur nom. Personne ne dépose de couronne de fleurs au monument en l’honneur de Kalinine. Les vieux communistes eux-mêmes ne se soucient pas du personnage.
La ville s’appelle Kaliningrad. On ne pose guère la question de savoir d’où vient son nom. Au lieu de cela, les politiciens qui gouvernent la région ne cessent d’insister sur le lien indissoluble qui unit à la Russie la ville et son territoire. Sur la place de la Victoire on a édifié une colonne triomphale de 28 m. de haut qui doit commémorer la victoire au cours de la Seconde guerre mondiale et les soldats russes tombés pendant la prise de Königsberg. Dans un message adressé par le gouverneur et le bourgmestre aux générations à venir, enfermé dans une boîte et muré dans les fondations de la colonne triomphale, il est dit ceci : « Nous, vos descendants, nous consacrons toutes nos forces et nos talents à la prospérité de notre région dite d’ambre. L’espoir vit en nous que la richesse et la beauté de la terre russe grandissent au cœur de l’Europe ! »
La « terre russe » est sainte pour tout Russe. L’ancienne terre allemande de la partie nord de la Prusse orientale s’est changée en terre russe. Mais la simple conquête du territoire et l’expulsion de la population allemande ne suffisent pas à produire cette métamorphose. Quand une princesse allemande épousait un tsar, cas qui se présenta souvent depuis le xviiie siècle, elle devait être admise dans l’Église orthodoxe russe et, à son baptême, adopter un nom russe orthodoxe. C’est ainsi qu’au terme d’un acte religieux la princesse allemande Sophie Auguste Friederike von Anhalt-Zerbst devint la princesse russe Katharina Alexeïevna, future tsarine Catherine II, la Grande. Ce n’est donc pas un hasard si, le 10 septembre 2006, pour marquer la fin des festivités du soixantième anniversaire de la fondation du territoire de Kaliningrad et du changement de nom de Königsberg, Alexis II, le patriarche de Moscou et de toute la Russie, consacra sur la place de la Victoire à Kaliningrad l’immense cathédrale russe orthodoxe du Christ Sauveur et si le président Poutine se rendit à cette occasion dans la ville. Comme le disait Alexis, la nouvelle cathédrale était un témoignage de ce qu’« il s’agit là d’une terre russe, d’une terre orthodoxe. »
Deux Moscovites, le gouverneur Georgy Boos et le président de la douma territoriale Sergueï Boulytchev, déterminent la politique sur le territoire de Kaliningrad. Tous deux appartiennent au parti de Poutine, « la Russie unie ». L’effort du gouvernement régional, de la ville et du territoire, pour donner au territoire une identité russe est impulsé de Moscou. Des armoiries et un drapeau, dont le principe a été voté en juin 2006 par la douma territoriale, constitueront les signes extérieurs de l’identité russe du territoire. Il est pourtant douteux qu’un gouvernement territorial réussisse à imposer son autorité par des armoiries et un drapeau artificiels. Les armoiries de Königsberg sont connues de tous et figurent sur de nombreuses cartes postales. Grigori Lehrman écrit à ce sujet dans un livre publié en 2005 à Kaliningrad : « Les armoiries de Königsberg sont parmi les plus anciennes et les plus belles des villes d’Europe, un document éternel et immortel, compréhensible de tous, quelles que soit sa nationalité et sa langue. » Les armoiries, poursuit-il, seraient les gardiennes de la mémoire historique et, parfois, plus fiables que la tradition humaine. De là viendrait l’importance qu’il y a à conserver les vieilles armoiries de la Prusse orientale et le vrai sens de leurs symboles.
La langue russe a deux mots pour désigner la vérité : « pravda », la vérité au sens de droit, de justice, et « istina », la vérité au sens de sincérité, de certitude, la vérité opposée au mensonge, en tant qu’elle désigne ce qui existe vraiment, ce qui est authentique, par opposition à ce qui est fictif. Le concept de « istina » est profondément ancré dans le caractère populaire russe. La recherche de l’authenticité conduit ceux qui sont nés et ont grandi sur le territoire à s’intéresser à l’histoire du pays dans lequel ils vivent, la Prusse orientale. Des entreprises locales ont manifestement découvert cet intérêt, elles aussi. Dans le passage piéton souterrain qui, à proximité de la gare du Nord, conduit du centre commercial « mega market » au « mega center », on se trouve tout à coup face à une immense carte qui occupe tout le mur et représente la Prusse orientale dans ses frontières historiques, de Marienwerder (aujourd’hui en Pologne) à Memel (aujourd’hui en Lituanie). Au-dessus d’elle est écrit en grands caractères russes : « Vostotchnaïa Prussia » (Prusse orientale). À la gauche de la carte sont reproduites les armoiries de la Prusse orientale, à sa droite son drapeau, en dessous les armoiries de la ville et, en russe et en allemand, son nom : Königsberg, accompagné d’une traduction russe de la signification de ce nom et d’une brève notice historique qui se clôt sur l’affirmation que la ville comptait, en 2000, 424 400 habitants. Il n’est pas mentionné qu’elle ne s’appelle plus Königsberg, mais Kaliningrad depuis 1946. Toutes les localités sur la carte de la Prusse orientale portent leur nom allemand, écrit en caractères cyrilliques. Les autres surfaces murales de ce passage souterrain sont décorées de tableaux géants de l’ancien Königsberg. La direction des centres commerciaux « mega market » et « mega center » donne ainsi au client le sentiment de marcher dans une rue de Königsberg.
Entre temps, il semble devenu courant d’user des deux noms. L’acheteur de cartes postales de la cathédrale, de la porte royale ou du monument que Marion comtesse Dönhoff fit restaurer et ériger à nouveau à la mémoire de Kant, en 1992, y trouve le plus souvent inscrit « Königsberg-Kaliningrad ». Les jeunes appellent la ville « Kenig » ou simplement « Kionne ». Königsberg vaut garantie de qualité. Une entreprise de bus s’appelle depuis des années déjà « König auto ». « Königsberg » est le nom d’une bière, « forteresse de Königsberg » celui d’une vodka. Une usine de meubles Königsberg (www.kenigsberg.ru) propose dans toute la Russie ses meubles fabriqués « dans la tradition prussienne ». Un journal économique qui paraît depuis peu à Kaliningrad porte le nom de Novi Kionigsberg — Nouveau Königsberg. L’hôtel Sambia à Cranz (Selenogradsk) appartient à la chaîne « Königsberg Trading ». On voit à Kaliningrad sur de grandes affiches Emmanuel Kant en buste et la reproduction de l’une de ses lettres, accompagnée de l’indication de la date et du lieu d’expédition : « Königsberg ». La compagnie pétrolière Lukoil fait ainsi son auto-promotion, en sa qualité de mécène du musée Kant.
Avant le 750e anniversaire de la ville en 2005, il y eut diverses tentatives pour lui rendre le nom de Königsberg. Une initiative citoyenne « Pour Königsberg » invita les députés de la douma territoriale à rendre à la ville son nom de Königsberg. La page web de cette initiative citoyenne http://www.enet.ru/~kc/aktkbg/ cite cette phrase de l’ancien ministre de la culture russe Mikhail Chwydkoï : « Kaliningrad est une ville russe ; c’est pourquoi elle peut également s’appeler Königsberg. » L’historien de la littérature Vladimir Toporov y explique qu’il est préférable pour la Russie de rétablir sur les cartes le nom de Königsberg plutôt que d’attendre que la chose soit inévitable.
Plus d’un politicien de Kaliningrad, par exemple l’ancien président de la douma territoriale Vladimir Nikitine, refusent toute référence à Königsberg, y compris notamment la reconstruction du château de Königsberg, parce qu’ils craignent que cette « île occidentale » ne s’éloigne de la Russie, et que l’Union européenne et l’otanne confisquent le territoire. Cette crainte s’avère toutefois sans fondement. Les habitants du territoire entendent rester Russes. Ils n’en sont pas moins à la recherche d’une identité nationale-régionale, d’une perspective de développement pour leur patrie. Ils ne veulent pas vivre dans un coin mort, enfermés dans des frontières quasi inamovibles, exclus de l’Union européenne. Ils veulent être fiers de leur patrie et s’y sentir chez eux. Ils admettent vivre dans une ville qui pendant de nombreux siècles s’est appelée Königsberg en Prusse, « une grande ville, centre d’un État », comme l’écrivait Kant dans la Préface de son Anthropologie du point de vue pragmatique, une ville universitaire et hanséatique, dont la situation « favorise les échanges avec des contrées éloignées et frontalières, de langues et de mœurs différentes ».
Königsberg est « hip ». Élaboré à Kaliningrad, le « meilleur portail russe de brit-pop musique a pour adresse web : www.nurock-koenig.com. Le groupe de musique pop « LP » de Kaliningrad fait imprimer sur ses affiches de concert la mention « groupe LP, Königsberg, Russie ». Les musiciens font usage de ces affiches même lorsqu’ils se produisent à Moscou, St-Pétersbourg ou dans d’autres villes de Russie. Le vieux nom de la ville leur paraît plus beau que « Kaliningrad ». Ils aiment leur ville, qui pour eux est la plus européenne de toutes les villes russes et n’entendent pas s’installer à Moscou. Les incessants vols aller et retour pour se rendre à tel ou tel endroit leur coûtent cher, mais, disent-ils, leur patrie, leur ville natale de Königsberg leur est plus chère encore.
Il y a d’autres jeunes qui sont des fans de Königsberg : Ce sont les fervents du club de football « Baltika » de Kaliningrad qui ont formé un groupe sous le signe de « Königsberg Legion » (voir leur site internet www.baltika-hools.ru). Lors d’un match, on voit les jeunes russes de la « Königsberg Legion » avec des grands drapeaux de Königsberg et de la Prusse Orientale avec leur armoiries et noms en allemand, souvent en caractères gothiques.
La Komsomolskaïa Pravda de Kaliningrad publia à la fin avril de 2006 un article sur les films russes qui avaient été tournés à Kaliningrad. On trouve parmi eux de grands films, parmi lesquels le film tourné en 1964, Le Père du soldat, où l’on peut encore voir les ruines du château de Königsberg. Le dernier film « à nous prendre pour objet », comme l’écrit le journal, était le film télévisé Un amour à Königsberg de Peter Kahane. Avant même sa première diffusion à la télévision allemande le 2 avril 2006, il fut présenté deux fois au cinéma à Kaliningrad, ce qui remplit de fierté les habitants de la ville. La Komsomolskaïa Pravda voulait savoir quand un film russe serait à nouveau tourné à Kaliningrad et posa la question aux grands studios russes « Lenfilm », à St-Pétersbourg. La section communication leur déclara ceci : si l’on voulait à Kaliningrad que l’on y filme davantage, il fallait rendre le territoire plus attractif, et par exemple le rebaptiser Königsberg. Le journal publia cette prise de position sous le titre : « Parole d’experts : changez le nom pour celui de Königsberg, et nous viendrons ! »
Récemment, le gouvernement territorial semble s’adapter à l’évolution. Il ne prend certes pas la conduite politique d’un processus dont la direction lui déplaît, mais il ne s’y oppose plus. Devant des journalistes allemands et russes, le gouverneur Georgy Boos parla du déblaiement des ruines du château de Königsberg en 1969 comme d’un « acte barbare de vandalisme » et annonça que le centre historique de Königsberg serait reconstruit sur d’anciens modèles. Il n’était sans doute pas question de restaurer le château sur le modèle exact de l’original, mais on en relèverait des parties, en lien avec le Musée prussien et un hôtel de première classe. On ne doit pas seulement reconstruire des parties du château, mais encore des éléments de la vieille ville environnante. Parallèlement, on élèverait une ville moderne, post-soviétique, russe-européenne. L’actuel Kaliningrad deviendrait alors une autre ville. Le nom de Kaliningrad ne lui conviendrait plus ; il se changerait peut-être en Kenigsgrad … Quelle identité s’attribueront les habitants du futur Kenigsgrad ? Si l’on en croit les paroles de Boos, ce dernier a reçu du président Poutine la mission d’intégrer le territoire à l’Europe et d’en faire un modèle pour toute la Russie. Il se représente bien Königsberg comme « composante de l’espace européen », avec entrée et sortie du territoire sans visa et liberté commerciale. La seule difficulté qu’il voie est le rapport à l’otan. S’agissant de l’identité des habitants du futur Kenigsgrad, Boos estime : « Ils se considèreront comme des Européens russes. »
Comme Boos use du nom de Kenigsgrad, on avait proposé en 1990 de rebaptiser Leningrad en Petrograd pour éviter la consonance allemande de Saint-Pétersbourg. Le penchant russe pour la « istina », la vérité et l’authenticité, conduisit cependant au rétablissement du nom originel.
En 2007, les Russes vont commémorer le bicentenaire des batailles de Preussisch-Eylau (8 février 1807) et de Friedland (14 juin 1807) et de la paix de Tilsit (7/9 juillet 1807). À Paris, il y a l’avenue d’Eylau, l’avenue de Friedland et la rue de Tilsit, d’après trois villes de la Prusse orientale qui depuis 1945 se trouvent dans sa partie russe et qui depuis 1946 portent les noms de Bagrationovsk, Pravdinsk et Sovietsk. Il faudrait donc parler de la « paix de Sovietsk » au lieu de la paix de Tilsit ! Les Russes seront bien obligés cependant d’utiliser de nouveau les noms historiques allemands, ne serait-ce que pour le bénéfice des quelques visiteurs français qui viendront peut-être visiter ces lieux et commémorer les victoires de l’armée française gagnées contre l’armée russe et leurs alliés prussiens. C’est à Königsberg, où est entré Napoléon en vainqueur en juillet 1807 et où s’est réfugiée la famille royale prussienne en novembre 1807 pour y résider deux ans, et c’est là où furent préparées les grandes réformes de l’Etat prussien qui rendaient possibles sa renaissance en 1812.
Le poète et théoricien de la littérature français Michel Deguy a proposé, il y a quelques années, d’intégrer le territoire en Europe : « Nous nous accommodons de ce que l’obscur et incontestablement criminel Kalinine, un ‘instrument de Staline‘, si l’on en croit le dictionnaire — un brouillard sanglant se lève devant nos yeux … — masque de son nom celui du Moïse d’Europe … S’il existe un lieu de mémoire, c’est bien cette ville, qui doit recouvrer son nom allemand. Le souvenir de Kant doit revenir dans les rues et sur les enseignes des magasins, comme le souvenir de Joyce est revenu à Dublin. Proclamer Königsberg « capitale de la culture européenne », ne serait-ce que pour une année, est le minimum de ce que nous pourrions faire à titre de réparation. »
Le gouverneur Boos peut aussi trouver dans les œuvres de Kant un fil directeur. La dernière phrase de l’écrit de Kant Réponse à la question : qu’est-ce que les Lumières se prête à être écrite en majuscules au mur de son bureau de gouverneur, de façon à ce que Boos l’ait sans cesse sous les yeux : « Quand la nature a fait sortir de la dure enveloppe le germe dont elle prend soin le plus tendrement, c’est-à-dire le penchant et la vocation à la libre pensée, ce penchant a progressivement des répercussions sur l’état d’esprit du peuple (ce qui le rend peu à peu plus apte à agir librement) et finalement même sur les principes du gouvernement lequel trouve profitable pour lui-même de traiter l’être humain, qui est désormais plus qu’une machine, conformément à sa dignité.
Königsberg en Prusse, le 30 septembre 1784
E. Kant. »
Les habitants de Kaliningrad considèrent depuis longtemps Kant comme leur compatriote. S’ils étaient libres de décider, on peut s’attendre à ce que la ville dans laquelle ils vivent retrouve bientôt le nom de Königsberg.
© 2007 Gerfried Horst
(traduit de l’allemand par Stéphane Michaud)
Publié dans la revue PO&SIE no. 120