Königsberg – Pensées

Ma mère est née à Königsberg peu avant la première guerre mondiale, en 1913. Königsberg était alors une belle ville, la capitale de la Prusse orientale, province d’un pays qui avait trouvé sa place au soleil. Ma sœur est née à Königsberg peu avant la deuxième guerre mondiale, en 1938. Königsberg était toujours une belle ville, capitale de la Prusse orientale, qui, cependant, était séparée du reste de l’Allemagne par le corridor polonais, imposé aux vaincus après la guerre perdue. Moi, je suis né à Marbourg, en 1946, après une autre guerre perdue. La ville de Königsberg était perdue, la Prusse orientale était perdue. Le tombeau de mon grand-père, mort à Königsberg en octobre 1943 dans une ville encore intacte, n’existe plus.

En 1995, j’eus pour la première fois l’occasion de m’y rendre. Je vis: Königsberg, comme je l’avais vu sur des photos, n’existe plus. Pendant sept ans je ne sus qu’en faire. En 2002 j’y fus invité par un professeur russe de philosophie.  Depuis lors j’y vais chaque année, de plus en plus souvent. J’y organise des concerts d’orgue, des rencontres germano-russes d’Amis de Kant, des excursions,  j’y ai organisé la mise en place  de plaques commémoratives pour Emmanuel Kant et un autre fils de Königsberg, Otto Nicolai, fondateur de l’Orchestre philharmonique de Vienne, j’y ai invité d’autres Allemands, des amis anglais et français. Avec les Russes, j’y parle le russe.

Qu’est-ce que je ressens là-bas ? Pourquoi y vais-je ?

Je sens que j’ai mes racines dans ce pays, ou bien je m’imagine que je le ressens, c’est la même chose. Il y a le sentiment du « déjà-vu ». Je ressens quelque chose comme cela : cette terre ne m’est pas étrangère, je m’y trouve chez moi. Quand j’y vois de vieilles maisons allemandes, en ville ou bien dans des villages, il me semble que d’une manière muette elles s’adressent à moi, elles me font signe. Les églises en ruine que l’on voit partout font partie de ma culture, de mon histoire, de moi-même.  Les routes bordées d’arbres qui traversent la campagne me rappellent les gens qui y vivaient, y travaillaient, qui, des siècles durant, ont formé le visage du pays, un visage que l’on reconnaît toujours. C’est le pays où vivaient mes ancêtres, un pays qui a perdu ses âmes ; mais qui y ont laissé leurs traces. J’y vais à la recherche de ces traces, de mon identité.

Je ne peux pas refaire l’histoire. Les gens qui parlaient l’allemand avec l’accent de la Prusse orientale qui me plaît tant ne sont plus là. Mais je peux essayer de soigner la plaie, de faire revivre des traditions que l’on croyait perdues (comme la rencontre annuelle des Amis de Kant). Je voudrais faire comprendre aux habitants russes qu’ils vivent à Königsberg, en Prusse orientale. Qu’ils s’imbibent donc de l’âme du sol qui les porte.

Je crois que Königsberg et la Prusse orientale resteront une partie essentielle de l’héritage culturel allemand. Chaque Allemand qui va en Prusse orientale ne peut que le constater. Il doit cependant trouver le moyen de s’entendre avec les Russes qui y vivent maintenant. Beaucoup d’anciens habitants allemands de cette terre l’ont trouvé : ils viennent en aide à des maisons d’enfants, à des vieillards nécessiteux, ils reconstruisent quelques églises. Une femme originaire de la petite ville d’Allenbourg (aujourd’hui appelée « Droushba ») près de Friedland (Pravdinsk) m’a dit : « Moi, je vivais bien ici, j’étais heureuse dans ma patrie. Je ne veux pas que les gens qui vivent ici maintenant y soient malheureux. »

C’est probablement cela la solution : tenter de vivre en paix, malgré les atrocités du passé. Le destin tragique de Königsberg, la ville d’Emmanuel Kant, prouve la vérité des thèses développées par lui dans son opuscule publié à Königsberg en 1795 « Zum ewigen Frieden », ce qui se traduit en français par « Projet de paix perpétuelle » ou bien « Vers la paix perpétuelle ».  Kant n’a pas quitté sa ville natale ni durant sa vie ni après sa mort. Il est toujours là. Il nous incombe donc d’aller l’y trouver.

© Gerfried Horst

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