Identité et culturel : l’exemple français

Repartons du texte de Valéry daté de 1927, intitulé Images de la France (Pléiade II, p. 991 sqq.)

Cet aparté pour commencer : c’était le temps où Images ne voulait pas dire photos, mais, pour un écrivain, considérations, phrases, pensées. Autrement dit, un autre âge – hors mémoire et hors vraisemblance pour les jeunes gens d’aujourd’hui. Partout, et c’est peut-être ma question : le « regard » de Valéry sur son « monde actuel » a-t-il encore du sens, de la pertinence, pour aujourd’hui, dans le contexte (2010) d’un « débat sur l’identité nationale ». A la question « qui sommes-nous ? », Valéry répondait il y a cent ans. Pouvons-nous enchaîner avec sa réponse, la recevoir en la modifiant, ou ne vaut-elle plus pour les contemporains de MM Sarkozy et Besson ?

La vue de Paul Valéry est traditionnelle ; on la reconnaît aussitôt ; elle porte sur l’exception française, et elle la circonscrit, la définit. L’expression de « personnalité exceptionnelle » est employée (p. 991) : celle-ci consiste en un équilibre étonnant et instable entre des contraires extrémisés : la France tient son unité d’une constante transformation de ce qui n’est pas elle mais lui arrive (les « populations » hétérogènes, p. 991) en son unité – absorbante et menacée. L’image (dessin ou photo, celle-ci) serait celle d’un acrobate, certes virtuose sur le fil dangereux de l’histoire, qui manque de se rompre à toute génération, mais se rattrape et refait son équilibre. L’argument principal est géophysique. Valéry tient qu’on observe aisément les transformations que l’homme impose à son milieu, mais beaucoup moins bien la réciproque. D’où une lecture de « la terre » de France comme un écosystème (le mot n’est pas valéryen) extraordinaire qui assimile au cours des siècles les nouveaux venus, les invasions, les immigrations incessantes, renouvelées, qui « font » toujours, j’allais dire fidèlement, du français : le français « physiologique » – affaire de nature en effet, et complètement singulier. Tout semble aller de soi et confluer heureusement dans « l’image » d’un « vieux » peuple qui se refait sans jamais se défaire et qui expose son exception séculaire à l’admiration ou à la jalousie générales.

« Toutes les nations de l’Europe sont composées, et il n’y a peut-être aucune d’elles dans laquelle une seule langue soit parlée […] [et] aucune dont la formule ethnique et linguistique soit aussi riche que celle de la France » (p. 996).

Ces grands lieux communs font-ils encore un lieu commun ? Ce n’est pas sûr… Je vais m’arrêter à deux ou trois points de moins en moins « évidents ».

L’affirmation centrale de cette exception repose sur un argument plus étrange qu’il n’y paraît : « Il n’est point de peuple qui ait des relations plus étroites avec le lieu du monde qu’il habite. On ne peut l’imaginer se déplaçant en masse, émigrant en bloc sous d’autres cieux, se détachant de la figure de la France » (p. 995. Je souligne.). Tous émigrent… mais pas les Français ! La France est le terme, la fin de la migration. La terre trouvée. Les Huns et les Mongols errent ; les Irlandais quittent l’Irlande pour l’Amérique, les Italiens, même, pour New York ou Miami, les Japonais pour Sao Paulo. Et, on dirait, les Algériens, ou les Maliens ou les Comoriens pour la France. Mais le sens est unique. Je ne vais pas discuter ce point ; je ne le crois pas si démontrable. J’y entends des échos du grand beau lieu commun de Du Bellay (« Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage / et puis s’est retourné (etc.)… ») Mais les Vendéens ou les nonnes au Québec, les Huguenots en Afrique, etc. ? Il y eut du sans retour. Est-ce qu’une nation qui pendant trois siècles a « bâti un Empire colonial » (avec trois ou quatre autres seulement) ne s’est pas répandue « sans retour » ? Quelles vues pouvons-nous jeter sur celles de Valéry depuis cette anxiété contemporaine dont témoigne le débat UMP sur l’identité ? Comment prendre ensemble les faits et les généralités suivantes, à la fois distinctes et mêlées ? Si les flux migratoires furent liés aux guerres, aux avant- et aux après-guerres contiguës, qu’arrive-t-il quand les courants migratoires ne sont plus liés à la guerre ?

Il faut, péniblement, penser (l’histoire de) la France dans la perspective de la Défaite. La Défaite en général, et la dernière. Et dans le rapport avec l’Angleterre, avec le monde anglo-saxon.

Deux « génies »¹ très étrangers et intolérants l’un à l’autre s’apposent, s’opposent, se frôlent, voisinent, s’affrontent, se combattent : l’anglais et le français. Comme Hume et Rousseau, comme Napoléon et Wellington, comme Burke et Danton, Churchill et De Gaulle, etc. ; ou comme la coutume et le code civil, le serment et l’administration, la perruque et la guillotine, ou ce que vous voudrez. La France est plus proche (et dépendante) de Kant que de Stuart Mill ou de William James. La France est philosophique.

Or l’Angleterre a toujours gagné, en tout et partout. En Amérique, en Afrique, en Orient, en Extrême-Orient, sur les mers, en Australie… La vice-royauté des Indes d’un côté ; le comptoir de Pondichéry de l’autre ; ou Cape Town contre la Réunion, etc. La City et Brognard, Shakespeare et Anouilh. Et finalement la Deuxième guerre mondiale ; le libre échange proaméricain contre l’Europe : l’Europe « française » ne se fera pas. Mais une zone de commerce. Cependant les peuples se méprisent ; les clubs anglais et Murdoch (lui, de son haleine populiste infâme sur les journaux du matin) n’ont qu’à souffler sur les braises de la haine pour enflammer l’affaire. Et pour achever le tableau et sceller le constat de l’inégalité établie, ou rapport empoisonné de la supériorité à l’infériorité reconnues : l’anglais universel contre la francophonie.

La « défaite française », depuis des générations, est multiple ; il faut tenter, difficilement (parce que ce n’est pas en ces termes que les historiens, les sociologues et les citoyens ont l’habitude de considérer leur histoire à échelle nationale, le « défaitiste » passe pour un lâche, un imbécile, un menteur par déprime, et, bien sûr, un traître), d’en mesurer la largeur et la profondeur et le protéisme ; « s’en pénétrer » pour l’avaler, et inventer autre chose. Le déclin français, la décadence, la rechute – celle que redoute et conjure Valéry dans toute sa rétrospective de cette « Histoire des Rechutes » où la France s’en tire en se faisant de plus en plus France – sont sans doute irréversibles… à échelle nationale. Je crois pouvoir en soutenir le diagnostic à ceci que la grandeur, ce terme qui revient sous la plume de Paul Valéry pour caractériser l’énigme du destin français, et dont la dernière version tenait à la parole de Charles de Gaulle, que Paul Valéry n’a pas connu (lui qui ne fut pas exempt de faiblesse pour son collègue Maréchal à L’Académie) ; la grandeur, donc, n’a plus de sens, je dirais de sens « propre » rapporté à la France. Les jeunes gens ne savent plus même de quoi nous parlons quand nous parlons de grandeur, comme d’un lambeau de topo chauvin entre les mains de « patriotes »…, car la « grandeur » dont les gaulliens parleront encore n’était pas (n’est pas) mesurable en « extension » avec les instruments de mesure devenus mondiaux (la toise anglo-saxonne).

*

Paul Valéry achève son portrait – cette « image » qui n’est pas photo de Marianne ni portrait robot de ses Présidents –, c’est la deuxième partie des pages que je relisais, en reprenant la double relation « consubstantielle » (c’est aussi un grand topo) entre la France et Paris, la France et sa langue. Il réexpose, en enchaînant les deux considérations, la poétique du français (sa passion et son enseignement) et la situation d’exception cosmopolitique de Paris.

Or ces deux traits, décisifs pour « l’identité française » en intelligence valéryenne, « ont vécu ». Paris n’est plus Paris. Pour faire court : voyez, par exemple, le numéro de cet hebdomadaire (« Marianne » !!!, mars 2010) consacré à la haine et au mépris de Paris… par les Français, ci-devant provinciaux, que le journal approuve, bien entendu.

Quant à la langue, cœur, âme, nerf et sang, de la « physiologie » française…, la scolarisation, le mailing, la francophonie, l’infiltration du glob-english, l’euphémisation, le FLE, la correction politique, et quelques autres causes, en « synergie » au centre du « logiciel » d’un temps où l’intelligence humaine prépare sa sortie hors de l’élément langagier et linguistique, pour « d’autres mediums », empêchent que la langue catalyse encore l’identité nationale.

© Michel Deguy

¹ Comment ne pas parler avec des entités à la fois indispensables pour les synthèses intellectuelles et fictives ?

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