Les fondements kantiens de l’universalisme européen

Monique Castillo
Professeur Dr. Université Paris Est

Les Européens sont-ils encore universalistes ? Plusieurs réponses à cette question sont possibles. 
La première réponse est qu’ils ne veulent pas identifier leur universalisme à une hégémonie culturelle : leur manière actuelle d’être universalistes consiste à être pluralistes[1]. Leur pluralisme est très spontanément un rejet de leur passé colonialiste (la colonisation des Amériques, de l’Asie et de l’Afrique). 
La deuxième réponse est qu’ils ne savent plus bien distinguer entre l’universalisme et le mondialisme. Aujourd’hui, on parle de mondialisme plus que d’universalisme pour dire que le marché mondialisé crée une homogénéisation des comportements économiques qui peut passer pour une unification de l’espèce humaine. Mais on fait une confusion : car le fondement du mondialisme n’est pas éthique, il est technique ; il ne repose pas sur la volonté morale des hommes, mais sur l’efficacité de la circulation des produits.
Faut-il alors penser que les Européens ont oublié leur universalisme ? C’est très possible.
L’Europe d’aujourd’hui est bâtie sur l’effondrement de ce qui a été son idéal culturel dans les guerres mondiales du 20ème siècle : les Européens ont identifié les totalitarismes à l’échec des Lumières occidentales et ils pratiquent l’autocritique de la raison comme l’ultime destin des Lumières européennes. 
Posons alors une troisième question : les Européens peuvent-ils retrouver et cultiver à nouveau les fondements kantiens qui sont les fondements critiques de leur universalisme ? On peut tenter de répondre à cette question ici et maintenant, et c’est une sorte d’expérience de penser d’une manière philosophiquement européenne. 

Il est possible de tenter cette expérience en  plusieurs étapes :

  • Premièrement : la vocation universaliste de l’Europe doit se réaliser par le rayonnement, non par la domination. C’est la dimension  juridique de l’universalisme.
  • Deuxièmement : la vocation culturelle de l’Europe ne se borne pas à la civilisation des mœurs.  C’est la dimension éthique de l’universalisme
  • Troisièmement, une hypothèse concernant la philosophie kantienne de la vie : la fondation ultime de l’universalisme européen reposerait sur la transformation de la vie en tâche, la compréhension de la vie comme avenir, c’est-à-dire comme « l’aptitude à des fins plus hautes, qui sont cachées en nous ». C’est la dimension anthropologique de l’universalisme.

Pour conclure, on posera la question de savoir si l’on doit tirer l’universalisme kantien de l’Europe vers une simple « identité négative » ou si l’on peut comprendre son universalisme comme un mouvement, « le mouvement de la vie vers plus loin qu’elle-même » (expression empruntée à Hegel). 

I
La vocation universaliste de l’Europe doit se réaliser par le rayonnement plus que par la domination.

Le nom de Kant étant associé à l’idée de Sociétés des Nations, chacun rattache spontanément l’idée kantienne d’Europe à la philosophie kantienne de la paix : cela veut dire que l’universalisme se trouve lié au cosmopolitisme ; à un premier niveau de lecture, c’est d’un universalisme juridique que l’on parle.

Kant emploie rarement le mot « Europe » dans ses écrits politiques. Pourtant, le lecteur reconnaît que c’est de l’Europe qu’il parle, parce qu’il s’agit de république, de progrès juridique, d’évolution des mentalités, de despotisme éclairé etc. autant de critères qui fournissent la matière d’une Europe cultivée. Chacun sait que c’est en Europe que l’on débat de la manière de concevoir la paix, que l’on critique la thèse de l’équilibre des forces, parce qu’on a lu l’Abbé de Saint-Pierre ou Rousseau. 

Quelques références à l’Europe[2]

– Kant fait explicitement référence à l’Europe quand il fait mention, dans la Doctrine du Droit, des « Etats-généraux tenus à La Haye » : il s’agit vraisemblablement d’une allusion aux préliminaires du Traité d’Utrecht (1713). Il use alors de termes qui évoquent une intégration européenne : « les ministres des différentes cours d’Europe (…) virent l’Europe tout entière comme un seul Etat fédéré »[3]

– Il fait également référence à l’Europe lorsqu’il critique la thèse de l’équilibre des pouvoirs : «  une paix générale qui durerait en vertu de ce qu’on appelle la balance des forces en Europe est une pure chimère »[4]

– Allusion à l’Europe encore, dans la deuxième section du Conflit des Facultés, lorsqu’il justifie que la Prusse ne suive pas le modèle révolutionnaire français, en dépit de l’attachement porté par Kant à un mode de gouvernement républicain : « car sa position géographique, s’étendant sur un très large espace au cœur de l’Europe, peut lui recommander cette constitution comme la seule capable de lui donner les moyens de subsister entre de puissants voisins »[5].

– Le Projet de paix perpétuelle, quant à lui, évoque une possible union européenne par adhésion au modèle républicain français : «  si la chance faisait qu’un peuple puissant et éclairé pût se constituer en république, (qui doit par nature incliner à la paix perpétuelle) cette république fournirait un centre d’association fédérative à d’autres Etats »[6]. On note au passage que, dans cette allusion, il n’est pas fait mention de l’Europe, mais que celle -ci est parfaitement identifiable. 
Ces quelques références font apparaître le contenu précis des attentes kantiennes : une républicanisation des modes de gouvernement et une alliance de paix entre des peuples également tournés vers un régime républicain. On constate que l’idée d’Europe chez Kant trouve sa place dans une histoire écrite d’un point de vue cosmopolitique, cela signifie que l’idée d’Europe ne prend sens que dans une histoire ouverte sur l’avenir du monde. 
Rappelons la formule qui résume le plus clairement la place de l’Europe dans l’histoire universelle : « si on part de l’histoire grecque (…) et si on s’attache à suivre son influence sur la manière dont s’est fait et s’est défait le corps politique du peuple romain (…) puis l’influence de  ce dernier sur les Barbares, qui l’ont détruit à son tour, et cela jusqu’à notre époque, alors on découvrira une marche régulière dans le perfectionnement politique de notre continent qui vraisemblablement donnera un jour des lois à tous les autres »[7]. Il ne s’agit pas, bien entendu, de donner des ordres au reste du monde, mais de voir se répandre des principes qui pourront être fondateurs d’un vivre-ensemble collectif.

L’Europe d’un point de vue cosmopolitique

Or, cette phrase est généralement mal lue, car elle est comprise de manière linéaire et déterminante et non pas réfléchissante. Il en résulte un contresens : on croit que l’Europe va imposer au monde un point de vue cosmopolitique alors que c’est le point de vue cosmopolitique sur le monde qui donne à l’Europe sa place et sa vocation internationaliste.Une précision s’impose donc sur la méthode kantienne en histoire. Ce n’est pas une histoire événementielle, mais une histoire philosophique de l’Europe qu’écrit Kant, comme il le précise explicitement dans la neuvième proposition de l’Idée pour une histoire universelle. Il ne s’agit pas d’une histoire documentaire en un sens historiciste, mais d’une histoire juridicoculturelle, dans laquelle les progrès de la civilisation doivent se lire dans les progrès du droit, en matière constitutionnelle principalement, telle est la principale raison de « faire la tentative d’une pareille histoire philosophique » (9ème proposition). En effet, une histoire philosophique adopte une méthodologie réfléchissante, et non pas déterminante, ce qui a pour effet de comprendre l’histoire de l’Europe comme un progrès idéal plutôt que comme une évolution déterminée. Kant ne dit pas que le passé détermine l’avenir, et qu’il faudrait avoir été successivement Romain, puis Barbare pour accéder à la civilisation. Le point de vue cosmopolitique fait l’inverse : il part du plus grand bien politique à réaliser, à savoir la paix, pour découvrir, réflexivement, si un fil conducteur y conduit. Ce fil conducteur est alors rendu visible comme celui du progrès en matière constitutionnelle, un progrès qui n’a de sens que d’être inachevé et « ouvert » comme on parle aujourd’hui de société « ouverte ».
Par suite, l’universalisme juridique kantien n’est pas un choix d’Européen, au sens où l’on n’a pas affaire à un européocentrisme universalisé et désireux de s’exporter. C’est plutôt l’inverse qui est vrai : la nécessité à long terme d’une organisation mondiale des Etats  en un système juridique a une valeur impérative qui donne sens à la perspective d’une Société européenne de nations. L’histoire de l’Europe dépasse l’Europe, elle est transeuropéenne.

La voie du rayonnement

Kant innove dans la mesure où son cosmopolitisme est relationnaliste : il ne cherche pas à abolir les Etats dans un unique empire, mais à donner aux Etats la conscience de leur interdépendance. A l’avenir, prophétise Kant, l’interdépendance entre les peuples ne cessera d’augmenter, si bien que les Etats devront prendre en compte des relations  qui forgent désormais l’espace public. La paix s’articule ainsi à une nouvelle politique des relations internationales, à une politique internationaliste des relations internationales.  Si l’on a pu présenter la doctrine kantienne comme la « première théorie internationaliste cohérente de l’histoire »[8],  c’est sans doute parce qu’elle s’élabore sur une épistémologie relationniste.
L’internationalisme est appelé à devenir un inter-relationnalisme : il devra compter sur la nécessité, pour un peuple et pour un Etat, de n’être connu et perpétué que par la reconnaissance des autres. Or cela reste encore un défi pour l’avenir : que les Etats, les cultures et les religions se comprennent eux-mêmes comme des réalités construites par des relations à d’autres Etats, à d’autres peuples.

La méthode historique de Kant n’entend pas projeter dans l’avenir certains caractères du temps présent, elle a pour tâche de déceler des signes de ce qui n’existe pas, dont l’être est d’être nouveau. L’Europe de Kant n’est pas plus française qu’elle n’est prussienne ou anglaise, elle est une situation de sécurité cosmopolitique « dont notre histoire ne fournit pas d’exemple ». Il n’existe pas encore de nationalité européenne ni de type d’homme européen. Il existe, en revanche, des caractères nationaux spécifiques en Europe. Comment déceler le signe d’un devenir européen des peuples ? Il se mesure, précisément, à la capacité de se dénationaliser, si l’on ose dire, de chaque peuple, qui se traduit par la capacité à voyager (« Les Européens ont toujours été les seuls qui aient voyagé par pure curiosité d’esprit »[9]), à communiquer. Ce qui prédispose un peuple à devenir européen est sa disposition au cosmopolitisme ainsi que sa disposition à un perfectionnement continu. Il existerait ainsi une sorte de caractère occidental, mais dont la particularité consiste à se créer un caractère, à se traiter comme une réalité inachevée, en considérant l’individu comme un être de dispositions.  

II
La vocation culturelle de l’Europe ne se borne pas à la civilisation des mœurs

L’internationalisme kantien a aussi une dimension  culturelle dont il faut maintenant préciser la teneur. 
Kant a conféré à l’idée moderne de citoyenneté cosmopolitique une double légitimité : une légitimité politique et une légitimité culturelle. Une partie de la philosophie cosmopolitique réside dans la Doctrine du droit : le droit cosmopolitique doit s’ajouter au droit international. Une autre partie du cosmopolitisme kantien réside dans l’Anthropologie du point de vue pragmatique : c’est la partie qui fait du cosmopolitisme l’affaire du genre humain tout entier, le lieu de son épanouissement culturel. Le cosmopolitisme est, sur le plan politique, un nouvel âge des relations internationales ; il est, sur le plan culturel, un nouvel âge des mœurs comme une civilisation de la libre circulation des idées et des connaissances, où l’hospitalité pourrait finir par l’emporter sur l’inimitié, et où l’étranger ne serait plus considéré comme un ennemi potentiel : ce que traduit l’idée de citoyenneté cosmopolitique.

Un humanisme culturel universel

En un sens anthropologique, le citoyen du monde est le citoyen  de l’espèce humaine dans sa totalité inachevable. Dans l’Anthropologie du point de vue pragmatique, ce ne sont pas les Etats, mais les hommes, les individus-hommes qui sont considérés comme des citoyens du monde. La perspective n’est pas politique, mais pragmatique et culturelle. Du point de vue anthropologique,  est pragmatique  «  la connaissance de ce que l’homme, en tant qu’être libre, fait ou peut et doit faire de lui-même[10] ».  Dans ce même contexte anthropologique, le mot « culturel » définit la manière dont l’espèce-homme fait son éducation dans l’histoire universelle. Le concept anthropologique de citoyen du monde explore les progrès de la culture du point de vue  de l’homme en tant qu’il « est à lui-même sa fin dernière ». En d’autres termes : la culture correspond à l’humanisation de l’homme, c’està-dire au développement de toutes les facultés et dispositions de l’homme. Le progrès de la culture n’a pas d’autre fin que cet accomplissement humain des individus : l’individu n’a pas d’autre but, d’autre espérance, ni d’autre avenir que le développement humain de l’humanité tout entière. Il en résulte que les individus et les peuples doivent se considérer culturellement comme membres d’une société cosmopolitique, qui n’est autre que l’espèce humaine entière, prise collectivement comme le tout du genre humain ou, pour reprendre la formule même de Kant, comme « la masse de personnes qui existent les unes après les autres, les unes à côté des autres ». Ce n’est pas dans l’individu, mais seulement dans l’espèce, dans la dimension spatiale et dans la dimension temporelle de l’existence de l’espèce que peut se lire, s’apprendre et se comprendre le caractère de notre espèce. L’espèce seule, dans sa dimension historique et collective, enseigne ce que l’homme peut faire de lui-même comme être libre. 

On discerne assez bien la raison qui fait du cosmopolitisme kantien un humanisme universaliste. L’originalité de Kant est d’introduire une part de transhistoricité au sein même de l’histoire particulière des individus et des peuples. Chaque individu est, sur le plan politique, citoyen d’un Etat particulier, mais il est en même temps, sur le plan culturel, le citoyen du monde d’un monde en voie de formation et de développement, qui est le monde en devenir de son espèce. Impossible de ne pas citer cette belle formule que Kant n’a jamais publiée : « Se penser à la fois comme citoyen d’une nation et comme membre à part entière de la société des citoyens du monde est l’idée la plus sublime que l’homme puisse faire de sa destination et qu’on ne peut considérer sans enthousiasme »[11]. Tout individu est politiquement le citoyen d’un Etat, mais  le concept anthropologique de Weltbürger est, quant à lui, cosmopolitiquement culturel et fait de tout homme le citoyen de l’espèce humaine, destinée à s’accomplir conformément à sa destination suprême qui est morale. Le cosmopolitisme incarne ainsi le point de vue d’un humanisme culturel qui regarde l’espèce comme un ensemble de relations. Etre citoyen du monde, c’est être membre d’une espèce en devenir, c’est faire partie du devenir de celui qui vient après moi, c’est traiter les générations qui n’existent pas encore comme  des concitoyens envers lesquels existe un devoir d’un type particulier que la : La Religion dans les limites de la simple raison nomme « devoir du genre humain envers lui-même »

De la civilisation à la moralisation

Pour bien comprendre l’humanisme culturel de Kant, il faut encore prendre en compte les significations respectives des mots « culture » et « civilisation ». « civilisation » et « moralisation » dans la « culture »
Pour adopter un point de vue cosmopolitique, il faut recomposer un mouvement d’ensemble qui prenne en considération l’histoire de l’humanité avant et après l’âge des Lumières. On s’aperçoit alors que la notion de culture revêt deux significations. La socialisation est précédée par les premiers pas de la culture, par le dégrossissement des individus ; à ce stade primitif, la culture signifie la capacité d’user d’instruments pour perpétuer les conditions de survie. Mais quand on se place à l’autre bout du processus, la civilisation se trouve alors dépassée par la culture, entendue, cette fois, en un sens moral : « l’idée de moralité fait, elle aussi, partie de la culture (Cultur)[12] ». Ainsi, le programme complet de l’humanisation étend  la culture en deçà et au-delà de la civilisation des Lumières. Pour commencer, les hommes surmontent l’état de nature pour former des sociétés ; mais après les progrès de la civilisation, il faut encore prévoir un dépassement de la socialisation vers la moralisation, le dépassement d’une culture de l’habileté (Civilisation) par une culture de la liberté (Moralisation). 
Il s’agit de dépasser le stade d’une formation à l’humanité assurée par la discipline pour atteindre une éducation à la liberté elle-même : « l’homme atteint sa complète destination naturelle, c’est-à-dire le développement de ses talents, grâce à la contrainte civile. Il faut espérer qu’il atteindra aussi son entière destination morale grâce à la contrainte morale[13] ».

La culture au sens complet inclut donc la civilisation (la civilisation technoscientifique) en même temps que son dépassement. Là est l’originalité du propos : il ne s’agit pas simplement d’un tableau descriptif d’étapes successives, il s’agit de la dynamique d’un autodépassement de la civilisation, un dépassement de la civilisation  par les moyens de la civilisation elle-même. La fonction technique de la civilisation doit être dépassée par la dimension téléologique et morale de la culture.  Les maux engendrés par la civilisation créent la dynamique d’un besoin de moralité et d’un passage à une étape de développement supérieur. La civilisation finit par avoir besoin de moralisation, par engendrer le besoin d’une relation éthique au monde. Il faut attendre du règne de l’utilité non pas la destruction de la volonté, mais la naissance d’un nouveau besoin de volonté. Un brouillon du Conflit des Facultés donne confirmation de cette acception morale de la culture : « La prédiction d’un succès moral futur tiré des causes occasionnelles données dans le genre humain, causes en parti morales et internes, en partie physiques et externes  (et qui ne peuvent manquer d’intervenir) procède ainsi d’une Idée de la raison pratique[14] »

Ce qui est donc universalisable, dans ce point de vue cosmopolitique sur la culture, ce n’est pas une modalité fixe et autoritairement déterminée de civilisation, ce n’est pas une civilisation parmi les autres et contre les autres, c’est le dépassement d’elle-même dont elle est intrinsèquement porteuse. La moralisation des mœurs, et donc la capacité de vouloir les lois par liberté au lieu de les subir par force, est le destin collectif de l’espèce. Pour Kant, la civilisation de l’Europe ne fait que montrer la voie, et elle est dépassée, de l’intérieur, par l’universalité qui la traverse.

La perfectibilité, principe de solidarité humaine[15]

L’historicité humaine est exprimée par le concept de perfectibilité.  Lorsque Kant affirme que « l’homme ne peut devenir homme que par l’éducation »[16], il veut dire que les individus et les peuples participent tous à une même historicité collective dont la caractéristique est « un progrès continu vers le mieux ». La perfectibilité signifie l’inachèvement des individus et des œuvres humaines.  Cela veut dire que toute œuvre, toute invention et tout projet n’existent que parce qu’ils ont des successeurs ; la perfectibilité forme un véritable lien entre les générations. Le progrès continu des sciences, par exemple, ne se nourrit pas de la mort des chercheurs, mais de leur naissance toujours recommencée. La perfectibilité est le prolongement d’une vie dans une autre (un individu ou un peuple)

Quand nous, Européens, ne cultivons qu’une version utilitariste du progrès du confort et de la consommation, nous avons oublié les ressources éthiques les plus profondes de notre universalisme ; car la perfectibilité inclut aussi les ressources de l’éthique dans cette invention continuelle d’elle-même. Au-delà de la civilisation des instincts par la socialisation, la disposition morale oriente le développement de l’humanité vers une créativité éthique fondée sur la  liberté. 

On peut exprimer la même idée d’une autre façon. La perfectibilité, qu’elle soit physique, sociale ou morale, signifie que, dans un être humain, le possible dépasse le réel. Ces potentialités resteraient inaccomplies sans leur reprise par un autre. Comme nous nous sommes habitués à comprendre la culture de manière ethnologique (comme un ensemble de conditionnements sociaux), nous ne savons plus la penser de manière éthique (comme une perfectibilité en marche) ; mais si nous la considérons comme un pouvoir d’inspirer (ce qu’elle-même veut être pour passer à la postérité),  il faut alors la voir comme un ensemble de potentialités ineffectuées, des potentialités qui seront accomplies par les relations qu’ellemême pourra instaurer avec les autres : autres cultures, autres générations. A ce titre, elle enrichit le patrimoine symbolique de l’éthique et de l’esthétique. Elle alimente le besoin d’un rapport éthique et esthétique au monde et à autrui.

Tel est alors le lien qu’il est possible d’établir entre l’anthropologie et la morale : en chaque individu, l’humanité passe l’homme, autrement dit, l’avenir de l’humanité  traverse et dépasse le destin particulier de chaque homme et de chaque communauté. La philosophie de l’histoire, écrite d’un point de vue cosmopolitique, ne fait que mettre en évidence cette solidarité culturelle du genre humain. La Doctrine du droit l’exprime en donnant la priorité aux droits de l’humanité sur les droits de l’homme eux-mêmes, en tant que les droits de l’homme ne sont que les droits de l’individu[17].

III
La fondation ultime de l’universalisme européen n’est-elle pas la capacité de transformer la vie en avenir ?

Cette question elle-même peut être analysée à un niveau supplémentaire de profondeur, en allant jusqu’à fonder l’universalisme de Kant dans sa conception de la vie en tant que vie humaine (Leben). Sur quoi, en effet, repose, en dernier ressort, la dimension téléologique de la civilisation, sinon sur la conversion de la vie brute en vie spécifiquement humaine ?

De la téléologie physique à la téléologie morale
Une lecture téléologique simple (c’est-à-dire linéaire ou « déterminante » dans le vocabulaire kantien) considère la vie comme un développement orienté par elle-même, par son propre succès, par son propre épanouissement ; on raisonne  ainsi quand la téléologie signifie qu’un organe remplit sa fonction : on dit alors que l’épanouissement du cheval est de courir, que celui de la femme est d’enfanter, on peut même affirmer que «le melon a été divisé en tranches par la nature afin d’être mangé en famille » (Henri Bernardin de Saint Pierre, Etude de la nature XI)  je vois dans la nature une intentionnalité à l’œuvre : une Providence.). Dans tous les cas, l’idée est la même : la vie cherche à reproduire la vie. Aux yeux de Kant, cette idée procède d’une conviction humaine empirique : la conviction que la vie n’a pas d’autre but que le bonheur. Cette conviction conduit à une conception physique de la téléologie : nous ne savons spontanément  regarder les fins naturelles que comme des fins matérielles. 
Mais la téléologie kantienne, pour sa part, est bien plus complexe. La vie humaine, selon Kant, n’a pas simplement pour fin de se reproduire, mais d’agir : la vie tire sa valeur de ce que l’on fait et non de ce dont on profite ; c’est nous-mêmes qui lui donnons  une valeur « non seulement en agissant, mais en agissant de manière finale, d’une manière si indépendante de la nature, que même l’existence de la nature ne peut être fin qu’à cette condition[18] ». Or, cette conclusion philosophique, c’est la vie elle-même qui nous l’impose. En effet, l’expérience ellemême me montre que la nature contrarie les fins que je juge naturelles. Elle nature contrarie nos attentes de bonheur, quand elle impose à notre espèce de connaître la soif aussi bien que la stérilité, la maladie, la souffrance et la mort Or quand la nature contrarie ainsi nos fins, elle se contredit également elle-même. Mieux encore : c’est pour se nier elle-même en nous, êtres humains, qu’elle contredit nos fins[19]. Il y a là, assurément, quelque chose de mystérieux, mais c’est exactement ce qui permet d’élever la vie au-dessus de la vie, la seule chose qui permette de donner un sens à la vie au-delà de la simple survie. Il ne s’agit pas simplement de métaphysique, mais d’un combat intime qui est de tous les jours. Chacun de nous s’obstine spontanément, c’est-à-dire naturellement, à attendre de la nature une gratification qu’il croit lui être due en tant qu’il est un être vivant, et ce quelque chose est le bonheur. N’est-ce pas le bonheur qui est la satisfaction la plus naturelle de ma réalité naturelle ? Quand je raisonne de cette façon, je fais de la nature un modèle purement physique du bonheur, je « physicalise » en quelque sorte le bonheur, que je range ainsi dans le domaine des choses et de la gestion des choses, je traite la vie de manière technique, comme un ensemble de moyens à exploiter.. 

Or je peux user autrement de ma faculté de juger, et comprendre que c’est à l’intérieur de moi-même que la nature contrarie mes désirs et qu’il se produit ainsi en moi une dénaturation de mon rapport technique à la nature lui-même. Il m’est naturel de me dénaturer, au sens où mon rapport à la nature est nécessairement finalisé et donc culturalisé, il a vocation à être administré à l’intérieur d’un registre symbolique.  Cela nous impose d’entretenir avec la nature une relation éthique et non pas simplement technique, la valeur de la vie ayant pour mesure l’action. Cela veut dire que, dans l’épreuve, ce n’est pas une performance qui est attendu de moi, mais une donation de sens. Cela réclame de passer d’un téléologie physique à une téléologie morale pour comprendre la place du genre humain sur la terre : « nous ne reconnaissons l’homme comme fin de la création qu’en qu’être moral »[20]. Ainsi, l’expression kantienne : « Rends-toi plus parfait que la seule nature ne t’a créé »[21] signifie que la nature ne peut pas être pour moi une réalité en soi, mais seulement une source de valeurs que je peux me donner, c’est-à-dire l’origine de raisons d’agir en vue de l’unité morale de l’espèce humaine, horizon idéal de l’action.

L’idéalisation de l’unité finale de l’humanité
La finalité culturelle humaine n’est donc pas la réalisation d’un programme prédéterminé, mais la découverte de l’aptitude à des fins qui dépassent les limites physiques de la nature. 

C’est pourquoi Kant procède à une idéalisation de la destination ultime de l’humanité : l’inachèvement de la nature humaine, l’inachèvement de toutes les productions institutionnelles humaines, l’inachèvement même du processus d’éducation des individus, est la meilleure garantie de leur valeur propédeutique à un développement ultérieur. Déclarer inachevées les entreprises humaines, c’est les reconnaître comme des possibles. C’est maintenir leur possible au-delà de leur être, leur octroyer une illimitation potentielle. L’idéalisation de la culture ne consiste pas à superposer simplement une visée extérieure aux manifestations naturelles humaines, elle consiste à illimiter ces manifestations dans leur présence même. La formule qui en rend le mieux compte est celle du paragraphe 83 de la Critique de la Faculté de juger: “si l’on considère la nature comme un système téléologique,  l’homme est selon sa destination la fin dernière (letzer Zweck) de la nature: mais c’est toujours de manière conditionnelle, c’est-à-dire à la condition qu’il sache et qu’il ait la volonté d’établir entre elle et lui une relation finale telle qu’elle soit indépendante de la nature et se suffisant à elle-même, qui par conséquent puisse être un but final (Endzweck), mais qui ne soit pas du tout être recherchée dans la nature ”. La formule désigne une finalisation sans terme, dans laquelle la nature s’épuise en quelque sorte elle-même comme finalité naturelle. La culture consiste dans le mouvement par lequel la nature indique elle-même une fin extérieure à elle. C’est dans le moment où la nature indique ellemême l’inachèvement de ses fins particulières qu’elle témoigne d’une propédeutique à une destination culturelle exorbitante des conditions empiriques. Toute saisie d’une valeur culturelle est donc celle d’un développement dans lequel l’humain apparaît comme le devenir fin d’une fin. L’historicité est transition continuée.

C’est un anti-naturalisme radical, aussi bien empiriste que métaphysique. Cet inachèvement est exprimé dans le fait que l’espèce seule et non l’individu atteint se destination. La formule a été comprise, à tort, comme une disqualification de la personne au profit de l’omnipotence historique de l’espèce[22]. Mais il s’agit en réalité d’une idéalisation des fins de la culture puisqu’aux yeux de Kant espèce humaine, l’humanité dans sa totalité n’est qu’une Idée que ne sature pas la succession empiriquement inachevable des générations. Notre réalité sensible elle-même n’est pas le fruit d’un déterminisme naturaliste, mais une vocation ou une destination, de la finalisation continue de ses capacités d’action et de ses raisons d’agir. Nos compétences et nos ressources ne sont pas destinées à agir comme des causes, mais comme des fins : à illimiter téléogiquement le champ de l’expérience humaine. 

Convertir la vie en avenir

Il y a, dans la téléologie kantienne, quelque chose qui peut être rapproché de ce que Husserl regardait comme la vocation spirituelle de l’Europe.

Quand il parle de l’humanité européenne en 1935 (das europaïsche Menschentum[23]), Husserl l’associe à la mission qui incombe en propre à la philosophie et qui lui vient de la Grèce : c’est la philosophie grecque qui a fait de la science une tâche ouverte sur l’infini, de sorte que l’universalité de « la mission humaine de l’Occident » est l’idéalité d’une tâche inachevable, « la réforme de l’humanité par des tâches infinies ». L’universalisme européen peut alors être identifié  identique à la spiritualité européenne. 

Kant, pour sa part, ne regarde pas l’universalisme européen comme une vocation qui lui vient du passé, mais comme une tâche envers l’avenir, d’un avenir à réaliser comme un devoir. Toutefois, on peut se demander si, dans l’exhortation husserlienne de 1935 et dans la vision kantienne de 1788, il n’y a pas une même perception  de l’universalisme européen : créer l’avenir comme une chance n’est-ce pas la signification particulière de l’universalisme de l’Europe ? Le sens profond de son « progressisme » quand on ne confond pas le progressisme avec une simple maîtrise du monde par la technique.  

Conclusion

Comment conclure, sinon par des nouveaux questionnements ? 
Beaucoup d’intellectuels contemporains s’accordent à reconnaître que l’identité culturelle de l’Europe ne peut pas se réaliser comme une sorte de « communautarisme » européen. L’identité européenne n’est pas identitaire, affirment nombre de philosophes européens ! Sans doute.
Mais comment interpréter cette absence d’identité? Faut-il comprendre que l’Europe doit se reconnaître une identité négative et vide ? Ou bien faut-il comprendre que l’Europe doit retrouver la force de vouloir son universalisme comme étant son destin particulier ? 
Exprimons une hypothèse finale qui semble fidèle à l’esprit du kantisme : l’ouverture à l’avenir doit se comprendre comme une tâche et non comme un bénéfice qu’il faudrait partager comme on partage un gâteau. On reste dans une pensée technique de l’avenir quand on traite l’Europe comme un marché extensible qui peut profiter au plus grand nombre. Mais la création d’avenir au sens kantien consiste à regarder les hommes et les peuples comme des aptitudes perfectibles, elle consiste à les mettre en mouvement. C’est une mutation mentale et spirituelle. Et pour cela, il faut que l’Europe se reconnaisse d’abord elle-même comme cette culture européenne qui a pour caractéristique de « porter la vie plus loin qu’elle-même ». 


[1] Ulrich Beck, Pouvoir et contre-pouvoir à l‘âge de la mondialisation.

[2] Cf. notre article « L’idée d’Europe chez Kant », in Raison pratique et légitimité, dir. J.F. Kervégan, ENS Editions, 2010.

[3] Kant, Doctrine du Droit, § 61.

[4] Kant, Sur le lieu commun, fin de la partie III.

[5] Kant, Le Conflit des Facultés, deuxième section, § 6. 

[6] Kant, Projet de paix perpétuelle, Deuxième article définitif. 

[7] Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, 9ème proposition.

[8] Thomas Bruns, Kant et l’Europe, Thèse faite à Saarbrücken, 1973, p. 2. 

[9] Kant, Reflexionen  zur Anthropologie, AK, XV, 1356. 

[10] Préface de Kant à l’Anthropologie du point de vue pragmatique.

[11] Kant, AK, Band XIX, R.  8077, S. 609 : « Sich als ein nach dem Staatsbürgerrecht mit der Weltbürgergesellschaft vereinbares Glied zu denken, ist die erhabenste Idee, die der Mensch von seiner Bestimmung denken kann und welche nicht ohne Enthusiasm gedacht werden kann ».

[12] Kant, Idée pour une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique, 7ème proposition.  

[13] Kant, Reflexionen zur Anthropologie, AK, XV,  n° 1498. 

[14] AK, Bd XXIII, p. 459. 

[15] Cf. Notre communication « Kant’notion of perfectibility » au Colloque Kant in Asia, Hong Kong, 2009; publication prévue chez Walter de Gruyter, Berlin.

[16] Kant, Propos de pédagogie.

[17] Kant, Doctrine du Droit, § 17. 

[18] Critique de la Faculté de juger, § 83, note.

[19] Kant, Critique de la Faculté de juger, § 83 : « Pour découvrir en quoi nous devons placer, pour l’homme, cette fin dernière de la nature, nous devons chercher ce que la nature peut effectuer pour le préparer à ce qu’il doit faire lui-même pour être une fin dernière et le séparer de toutes les fins dont la possibilité repose sur des conditions que l’on peur seulement attendre de la nature ». 

[20] Critique de la Faculté de juger, § 86.

[21] Kant, Doctrine de la vertu, Introduction.

[22] C’est le cas d’Hannah Arendt, quand elle associe le progrès à la préférence pour l’espèce contre l’individu  (The life of the Mind. Volume II : Willing). Mais ce n’est pas le propos de Kant, qui traite de la perfectibilité des hommes et non du perfectionnement des choses ; 

[23] E. Husserl, Die Krisis des europaïschen Menschentums und die Philosophie, 1935. 

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