Après son retour de Palestine, l’ordre des chevaliers teutoniques, né de la fraternité que les Croisés avaient nouée en Terre sainte, était à la recherche d’une nouvelle mission. En 1226, le prince polonais Konrad de Masovie fit appel à l’ordre pour l’aider à christianiser les Prussiens païens (une ethnie apparentée aux Lituaniens). En réponse, le grand maître de l’ordre, Hermann von Salza, fit transférer à l’ordre par l’empereur Frédéric II et le pape Grégoire IX la souveraineté sur le territoire de la Prusse.
Les Prussiens furent conquis, mais non pas anéantis ; ceux qui acceptèrent de se faire baptiser restaient sur leur terres, les nobles gardaient leur rangs. Ils se mélangèrent avec les colons immigrés de l’Allemagne. La langue prussienne continuait d’exister. En 1561, le catéchisme luthérien fut imprimé pour eux dans la langue prussienne qui ne s’éteignit tout à fait qu’au début de XVIIIe siècle. Mais des mots prussiens se maintinrent dans le dialecte parlé en Prusse orientale, dont la prononciation s’expliquait sans doute elle aussi par la vieille langue autochtone ; il y a des noms de famille typiquement prussiens, et il y avait des noms prussiens de villes et de villages, de fleuves et de sites qui n’ont disparus qu’en 1945.
Königsberg (« Mont réal »), ainsi nommé d’après le roi Ottokar II. de Bohème qui faisait partie de la croisade contre les Prussiens, fut fondé en 1255. La ville comportait quatre parties : le château de l’ordre, la ville de « Kneiphof » dans l’île formée par le fleuve Pregel (c’est là que se trouve la cathédrale, commencée en 1333), l’« Altstadt » et Löbenicht. Chaque ville avait ses institutions, son marché, son église et ses propres fortifications. L’ensemble, cependant, dès le début s’appelait Königsberg. Les trois villes ne furent réunies sous une seule administration qu’en 1724, l’année de la naissance dans ses murs d’Emmanuel Kant. Les armoiries de Königsberg se composent des armes des trois villes réunies, couronnées par l’aigle prussien.
Le Grand-maître avait sa résidence au château de Marienbourg en Prusse occidentale, le plus grand château fort du moyen âge, entièrement construit de briques. Le 15 juillet 1410, les chevaliers de l’Ordre teutonique perdirent la bataille de Tannenberg (les Polonais l’appellent la bataille de Grunwald) contre l’armée du roi polonais Wladislaw II. Le Grand-maître Ulrich von Jungingen y périt, mais le château de Marienbourg ne fut pas conquis. En 1466, cependant, l’ordre fut contraint de céder la Prusse occidentale, y compris le château de Marienbourg, au roi de Pologne. Le Grand-maître transféra sa résidence à Königsberg.
Le dernier Grand maître, Albrecht de Brandebourg, introduisit la Réforme et changea sur le conseil de Martin Luther l’État religieux en un duché laïc. En 1544, Albrecht fonda l’université de Königsberg, dans le but de former des pasteurs et des administrateurs protestants. Son fils étant faible d’esprit, l’Électeur de Brandebourg devint tout d’abord régent et, en 1618, hérita du duché de Prusse. Devenu duc de Prusse, l’Électeur se trouvait vassal à la fois de l’Empereur et du roi de Pologne. Ses possessions s’étendaient pour moitié dans le Saint Empire (le Brandebourg) et pour moitié en dehors (la Prusse orientale). La ville capitale du nouvel État se trouvait sans conteste être Königsberg, devenue, sous les chevaliers teutoniques et en tant que membre de la Hanse, une cité commerciale sans pareille au Brandebourg. L’Électeur Frédéric-Guillaume, régnant de 1640 jusqu’en 1688, obtint en 1656 du roi de Pologne et, en 1657, de la Suède la reconnaissance de son entière souveraineté sur le duché de Prusse. Après la révocation de l’Édit de Nantes, il offrit l’accueil aux huguenots français tant à Berlin qu’en Prusse orientale et à Königsberg. À Königsberg, donc en dehors du Saint Empire où cela n’aurait pas été possible,le 18 janvier 1701, l’Électeur Frédéric III se fit couronner roi, sous le nom de Frédéric Ier. Officiellement, il n’était que « Roi en Prusse », c’est-à-dire qu’au Brandebourg il restait Électeur. Ce n’est que Fréderic II qui donna le nom de « Prusse » à toutes ses possessions et devint donc « Roi de Prusse ». Le dernier des Hohenzollern qui s’y fit couronner roi de Prusse fut Guillaume Ier en 1861. Exactement 170 ans après le couronnement du premier roi de Prusse à Königsberg, le 18 janvier 1871, dans le château de Versailles, le roi Guillaume Ier fut proclamé Empereur d’Allemagne. Jusqu’à la fin de la monarchie en 1918, Königsberg porta le titre officiel de » capitale et ville de résidence royale ».
Au début du XVIIe siècle, la peste dépeupla de larges parties de la Prusse orientale. Le roi Frédéric-Guillaume Ieravait donc intérêt à y attirer des gens d’autres pays de l’Europe pour « repeupler » les contrées désertes. Il y eu des vagues d’immigrés : huguenots français, calvinistes suisses, protestants chassés de Salzbourg, Ecossais. Ils se mélangèrent avec le reste des Prussiens autochtones, avec les Allemands, les Lituaniens et les Polonais qui vivaient dans certaines parties du pays. La Prusse orientale était un pays d’immigration comme l’Amérique. De cette diversité de peuples se forma la population homogène de la Prusse orientale.
En 1724, à Königsberg naquit Emmanuel Kant. Il y écrivit ses œuvres immortelles et y vécut jusqu’à sa mort, en 1804. Son esprit embrassait l’univers ; mais de toute sa vie qui dura près de 80 ans, il ne vit que les paysages de la Prusse orientale et la seule ville de Königsberg. Dans la préface de son ouvrage : « Anthropologie d’un point de vue pragmatique », il a fait l’éloge de sa ville natale bien-aimée : « Une grande ville, au centre d’un État qui réunit les assemblées du gouvernement, une université (pour la culture des sciences) et une situation favorable au trafic maritime, permettant un commerce par voie fluviale entre l’intérieur du pays et des contrées limitrophes ou éloignées, avec des mœurs et des langues différentes , ‑ telle est, à l’exemple de Königsberg sur le Pregel, la ville qu’on peut considérer comme adaptée au développement de la connaissance des hommes et du monde, et où, sans voyage, cette connaissance peut être acquise. »
Kant n’est pas le seul grand homme issu de Königsberg. Au XVIIe siècle, le poète Simon Dach y écrivit des vers immortels et rassembla autour de lui un cercle de poètes et de musiciens. Les chants de Noël allemands les plus connus ont leur origine à Königsberg. Johann Christoph Gottsched (1700 – 1766), le « pape » de la littérature allemande de son temps, est né et a étudié à Königsberg. L’ami et à la fois l’adversaire de Kant était son compatriote Johann Georg Hamann (1730 – 1788), dit « le mage du Nord ». Un autre fils de Königsberg, Ernst Wilhelm Theodor Hoffmann (1776 – 1822), écrivain et musicien, changeait son troisième prénom de Theodor en Amadeus par amour pour Wolfgang Amadeus Mozart.
Pendant la Guerre de Sept ans, la Prusse orientale fut occupée par les Russes de 1758 à 1762. Le gouverneur russe, le baron Nicholas von Korff, un aristocrate allemand de la Courlande, ne savait même pas le russe. L’administration allemande de Königsberg continuait comme auparavant. C’est à l’impératrice russe Élisabeth qu’Emmanuel Kant écrit une lettre le 14 décembre 1758 pour lui demander d’être nommé professeur de logique et de métaphysique à l’université de Königsberg. Frédéric le Grand était si mécontent de la collaboration de ses sujets avec les russes qu’après la guerre il ne mit plus les pieds à Königsberg.
Königsberg est tout palpitant d’histoire. Ici s’était réfugiée la Cour de Berlin après la défaite d’Iéna en 1806 ; Frédéric-Guillaume III, le roi à l’esprit indécis et à la volonté flottante, y appela le baron vom Stein pour réformer la Prusse ; d’ici, la reine Louise insuffla son âme héroïque à sa patrie. Le 12 juin 1812, Napoléon passa quelques jours à Königsberg pour mener ensuite la Grande Armée en guerre contre la Russie. Après si fin catastrophique, le général Yorck von Wartenburg, commandant le contingent prussien de la Grande Armée, de sa propre initiative signa avec les représentants russes (le général Diebitsch, le colonel von Clausewitz et le comte Dohna, qui, en effet, étaient tous des Allemands) la « convention de Tauroggen ». Le 8 janvier 1813, il parut avec son corps d’armée à Königsberg, se proclama gouverneur général de la Prusse orientale et convoqua la diète de la province qui promulgua le 7 février 1813 la loi sur l’organisation de la « landwehr » (réserve de l’armée territoriale). Le roi Frédéric-Guillaume III n’avait pas le choix : il devait approuver les actions du général. Le 20 mars 1813 il publia l’appel « À mon peuple », conclut une alliance avec le tsar Alexandre Ieret déclara la guerre à la France. Commencée à Königsberg, la guerre de Libération ne s’acheva qu’avec l’entrée des troupes allemandes et russes à Paris le 31 mars 1814 et la bataille de Waterloo le 18 juin 1815.
Au 19ème siècle, Königsberg fut le berceau de tendances libérales et démocratiques, défendues, par. Exemple,. par le médecin et homme politique juif Johann Jacoby (1805 – 1877) et le juriste Édouard von Simson (1810 – 1899), juif converti, qui fut député de Königsberg dans l’assemblée nationale de Francfort, en 1848, puis son président. En 1849, il offrit la couronne impériale allemande au roi de Prusse Frédéric-Guillaume IV, qui la déclina ; en 1871, à Versailles, il fut à la tête de la délégation du Reichstag qui assistait à la proclamation de Guillaume Ier comme Empereur; de 1871 jusqu’en 1874 il fut président du Reichstag et de 1879 jusqu’en 1890, président du Reichsgericht, la Cour Suprême Impériale. Un autre citoyen fameux de Königsberg au XXème siècle fut Otto Braun (1872 – 1955), social-démocrate d’origine modeste, qui de 1920 jusqu’en 1932 fut ministre-président de la Prusse. Comme tous les Allemands, sans égard à leur affiliation politique, il était contre la séparation de la Prusse orientale du reste de la Prusse et de l’Allemagne par le « corridor » polonais, institué par le Traité de Versailles.
La Prusse orientale a aussi donné naissance à des femmes célèbres. Käthe Kollwitz (1867 – 1945) était peintre et sculpteur d’inclination pacifiste et sociale. La philosophe politique juive Hannah Arendt (1906 – 1975), fille de parents originaires de Königsberg, grandit dans cette ville à partir de l’âge de trois ans. C’est dans la ville de Kant qu’elle prit connaissance des idées de celui-ci. Agnes Miegel (1879 – 1964), poétesse, appelée « mère de la Prusse orientale », était d’une tout autre obédience politique qu’Hannah Arendt, plus à droite et plus populaire. Beaucoup de ses poésies ont été traduites en russe ; les Russes qui maintenant habitent la région la vénèrent. La comtesse Marion Doenhoff (1909 – 2002), longtemps éditrice du journal « DIE ZEIT », descendante d’une vieille famille aristocratique prussienne, qui avait grandi dans le somptueux château de Friedrichstein à une vingtaine de kilomètres de Königsberg, château aujourd’hui disparu, a organisé en 1992 la restauration de la statue d’Emmanuel Kant devant le bâtiment de l’université de Königsberg.
Au cours des nuits du 26 au 27 et du 29 au 30 août 1944, Königsberg fut détruit par l’aviation britannique (Royal Air Force). Un témoin des bombardements, Michael Wieck, qui alors avait 16 ans, écrit dans son livre Témoignage sur la disparition de Königsberg — un personnage considéré comme « valant Juif » rapporte : « Deux attaques aériennes avec au total plus de 800 bombardiers lourds britanniques anéantirent une fois pour toutes ce qui avait été édifié et élaboré péniblement au cours des siècles. L’ancienne et vénérable ville à la beauté incomparable se changea en une mer de flammes et un champ de ruines. » Plus de cinq mille habitants de Königsberg périrent dans les flammes, 200.000 restèrent sans abri, l’université, le centre-ville médiéval, la cathédrale, le château, des trésors culturels irremplaçables furent perdus à jamais.
En 1939, Königsberg comptait 380.000 habitants. Quand il devint manisfeste, à l’automne 1944, que l’armée soviétique étaient aux portes, les autorités nazies interdirent à tous de fuir. Ce ne fut que vers la fin du mois de janvier 1945, alors que la ville était déjà encerclée par l’Armée rouge, que le Gauleiter Koch permit à la population civile d’abandonner Königsberg ; lui-même prit la fuite le premier. Les Allemands parvinrent à rétablir les communications avec l’avant-port de Pillau, d’où toutes sortes de bateaux évacuaient des dizaines de milliers de réfugiés, accomplissant de vrais prodiges.
Le reste des troupes allemandes défendirent les ruines de Königsberg contre l’armée soviétique jusqu’à la capitulation sans condition de la ville, le 9 avril 1945. À la conférence de Potsdam, en juillet 1945, le président Truman et le Premier ministre Churchill se déclarèrent d’accord avec le souhait de Staline d’attribuer à l’Union soviétique Königsberg et le territoire attenant. Au cours des trois années suivantes, sur les 120 000 civils allemands qui, à cette date, se trouvaient encore dans la ville, environ 100 000 moururent des suites d’actes de violence, de la faim et de la maladie. Les survivants furent déportés en 1948 vers l’Allemagne de l’Ouest.
Le 3 juin 1946 mourut Michaïl Ivanovitch Kalinine, le président officiel de l’Union Soviétique, en réalité un valet de Staline. Il se trouva précisément que l’on cherchait alors un nom russe pour la capitale de la Prusse orientale, conquise l’année précédente. Un mois plus tard, le 4 juillet 1946, un décret signé par Staline donnait à Königsberg le nom de Kaliningrad, et à la partie de la Prusse orientale sous administration soviétique le nom de « Kaliningradskaïa oblast » [territoire de Kaliningrad]. Depuis 1959, la statue gigantesque de Kalinine se dresse en pied devant la gare centrale de la ville. Mais la ville n’est pas seule à porter son nom : c’est aussi le cas de la place sur laquelle se dresse son monument et de la rue qui en part.
La population allemande de la ville et de la région fut remplacée par des citoyens soviétiques venus de tous les coins de l’Union soviétique. Jusqu’en 1991, l’intégralité du territoire fut constituée en zone militaire interdite, à laquelle ni les visiteurs occidentaux ni même les citoyens soviétiques d’autres régions du pays n’avaient accès. Depuis l’effondrement de l’Union soviétique en 1991, le territoire est une enclave russe entre la Lituanie et la Pologne, deux pays qui sont membres de l’Union européenne depuis 2004. Il forme donc un îlot russe à l’intérieur de l’Union européenne. Par un étrange hasard de l’histoire, la région de Kaliningrad se trouve coupée de la Russie tout comme la Prusse orientale le fut de l’Allemagne de 1919 à 1939.
Après avoir expulsé la population allemande, les autorités soviétiques voulurent faire de Kaliningrad une ville-modèle communiste, sans passé. Les ruines des maisons allemandes de la vieille ville furent enlevées et remplacées par des bâtiments modernes de style soviétique. Ce n’est qu’en 1969 qu’on fit sauter les restes du château. Par miracle, le seul édifice demeuré intact au centre-ville était le tombeau de Kant, adossé au côté nord de la cathédrale et entouré de 13 piliers dont pas un seul n’avait été détruit. Les communistes considéraient Kant comme le « grand-père » de Marx (le « père » étant Hegel). S’il n’y avait pas eu le tombeau de Kant, les vestiges de la cathédrale auraient sans doute été déblayés eux aussi. C’est donc Kant qui a sauvé la cathédrale. Depuis 1992, elle est en reconstruction grâce aux efforts conjoints des Russes et des Allemands.
Après l’effondrement de l’Union soviétique en 1991, les Russes vivant sur le territoire de Kaliningrad ont commencé à s’intéresser à l’histoire de leur ville et à celle du pays. Ils n’ont pas peur du passé allemand ; les élèves l’apprennent à l’école. Des photos du vieux Königsberg se trouvent partout. En ce qui concerne la dénomination de la ville, il semble devenu courant d’user des deux noms. L’acheteur de cartes postales de la cathédrale, de la porte royale ou du monument à la mémoire de Kant y trouve le plus souvent inscrit « Königsberg-Kaliningrad ». Les jeunes appellent la ville « Kenig ». Les touristes étrangers qui viennent visiter ce territoire, malgré les difficultés à obtenir un visa et l’insuffisance des moyens de transports, sont principalement d’anciens habitants de la Prusse orientale et leurs descendants. Mais il y a aussi des Russes qui viennent de la « grande Russie » pour voir un petit bout de l’Allemagne devenu une part de la Russie, et montrant un caractère tout différent de celle-ci. La nouvelle cathédrale orthodoxe érigée sur la place centrale en 2005 ne réussit pas à faire oublier 700 ans d’histoire allemande. Il y a une rupture profonde dans l’histoire de Königsberg, mais son histoire continue.
© 2007 Gerfried Horst
(texte partiellement basé sur le livre « De Königsberg à Kaliningrad » de Viviane du Castel, Paris 2007)