Liberté et révolution chez Kant et Arendt

La Révolution française et la Révolution américaine posent respectivement à Kant et H. Arendt une même question : celle de l’intelligibilité du fait révolutionnaire dans le cadre de la philosophie des Lumières. L’Essai sur la révolution instruit le procès des Lumières à la française : contrat social, droits de l’homme, moralisme rous­seauiste sont autant d’abstractions vertueuses qui ont cautionné la Terreur et fixé dans les esprits l’identification de la révolution à la violence. Les révolutions de l’époque contemporaine illustrent les effets de cette assimilation : née de pures idées, la Révolution française échoue finalement dans un historicisme déterministe. En privilégiant l’exemple américain, H. Arendt insiste sur sa capacité de mettre en échec toute tentation de légaliser la révolution comme technique de la prise du pouvoir.

L’approche kantienne de la Révolution française illustre par elle-­même la difficulté d’expliquer le phénomène révolutionnaire dans le vocabulaire juridique et politique de l’Aufklärung. La césure passe entre la science de la nature et le normativisme caractéristique du droit : alors que les rébellions ne sont, du point de vue de la nature, que des effets du déterminisme, la Révolution française inaugure une nouvelle destination du droit qui s’explique par son avenir et non par son passé. Force est de produire, pour ce phénomène exceptionnel, une analyse exceptionnelle qui privilégie, dans le Conflit des facultés, la sympathie désintéressée du public international, témoin universel de sa valeur essentiellement communicable.

Arendt fait le projet de tirer de l’oubli la spécificité de la Révolution américaine tandis que Kant s’efforce d’imposer la moder­nité de la Révolution française comme phénomène qui ne «s’oublie plus». Malgré la divergence des exemples choisis, les deux analyses s’affrontent un même paradoxe : une révolution est reconnue alors que e principe des révolutions est rejeté. L’originalité de leur approche est de s’attacher au phénomène révolutionnaire comme émergence d’une radicale nouveauté. La nouveauté se marque par le singulier qui oblige à construire une explication de l’unicité du phénomène, à saisir son mode d’apparition spécifique, celui d’un exemple sans concept. En faisant de la pensée de la révolution une pensée du commencement, Kant et Arendt s’imposent un impératif méthodologique de type critique : la révolution peut et doit être comprise exclusivement en termes de liberté.

RATIONALITE POLITIQUE ET LUMIÈRES

LE CONTRAT OU L’HISTOIRE

Le progressisme historique des Lumières

Dressant le bilan de la philosophie des Lumières, Condorcet présente la Révolution française comme un progrès relativement à celle de l’Amérique. Celle-ci se borne à reconnaître l’identité des intérêts alors que celle-là s’élève jusqu’à l’égalité des droits’. Une telle présentation veut asseoir l’assurance du progrès sur une science de l’histoire. Mais cette identification du progrès à l’histoire n’est pas dépourvue d’ambiguïté et elle court un double risque. Celui d’être considérée comme une oeuvre de pure propagande au regard de la nature idéale de l’idée de progrès : les contre-révolutionnaires en dénonceront sans peine le caractère abstrait et anhistorique. En outre, cette assimilation secrète le danger de justifier l’idéologie par la chronologie, en faisant de l’histoire effective la réalisation et la vérification des idéaux des Lumières. Cette voie est tout aussi préjudiciable à la thématique d’un commencement du progrès par la révolution. A. Comte, qui s’inspirera de la méthode de Condorcet, cherchera à réduire la Révolution française à une étape que l’histoire doit dépasser. La difficulté théorique qui s’impose aux Lumières consiste donc à penser la Révolution à la fois comme idéal politique et comme événement de l’histoire. L’intérêt de l’analyse kantienne est d’aborder de front cette difficulté même. Elle ne considère pas le phénomène français comme ce qui vérifie mais comme ce qui met à l’épreuve la rationalité politique des Lumières.

Ni Kant ni Arendt ne se posent en historiens mais ils s’interrogent en philosophes : la question n’est pas de ne pas se tromper de révolution mais de ne pas se tromper sur ce qu’est une révolution.

Contre le danger de confondre la logique et la chronologie, Arendt fait valoir que la révolution a pu réussir en Amérique et échouer en France. Les deux analyses se rejoignent dans la volonté de penser la révolution indépendamment de sa genèse historique dans la force. Il s’agit là d’une intention critique qui refuse de banaliser le fait révolutionnaire comme un moyen légal de s’emparer du pouvoir.

L’interdiction du droit de résistance dans la pensée politique kantienne lui a valu, à tort, la réputation de cultiver une conception absolutiste de la souveraineté. Le phénomène révolutionnaire éclaire tout autrement le sens de cet interdit : Kant ne veut pas penser la révolution en termes de succès ou d’efficacité mais en termes de droit’. La rébellion ne saurait constituer le droit commun de la revendication de liberté politique. Si la révolution est assimilée à une rébellion réussie, elle perd sa valeur juridique et la violence qui l’a portée se trouve condamnée, soit à perdre tout crédit par la contingence de son succès, soit à cautionner la validité des révolutions par la nécessité historique ou naturelle de leur genèse. Dans les deux cas, la contre-révolution se légitime de la même façon que la révolution elle-même.

Sur ce point, Kant et Arendt sont d’accord pour admettre que la signification politique de la révolution est dissoute par son annexion au déterminisme historique. Pour le criticisme, il est sophistique de faire passer un fait pour un droit, une légalisation théorique pour une légitimation pratique. S’il est théoriquement possible de considérer les relations humaines comme des rapports de forces, il est pratiquement pervers d’assimiler la nécessité naturelle de la force à une nécessité juridique. L’usage révolutionnaire de la force n’institue aucun nouvel espace juridique, il sort du droit pour soumettre le pouvoir en place à l’épreuve des rapports de forces. L’Essai sur la révolution effectue un raisonnement similaire, étendu à la légalisation historique post­-hégélienne des révolutions. L’idée d’un mouvement historique ir­résistiblement porteur de révolutions n’est qu’une caution magique et métaphorique de la violence révolutionnaire. Erigée en loi, elle ne fait lue régulariser et banaliser le processus indéfini des révolutions et des contre-révolutions, en mettant la violence au principe des révolutions permanentes. Le critère de l’efficacité engendre le contraire d’une conception politique de la révolution, il renvoie les rapports de forces à la nature ou à l’histoire, les maintient dans une sphère préjurique ou prépolitique. Le réalisme des rapports de forces ne prouve que lui-­même, le naturalisme ou l’historicisme de son point de vue et non la liberté qu’il prétendait fonder.

Rationalité politique et contrat social

L’innovation théorique caractéristique des Lumières est la conception contractualiste de l’origine du pouvoir. Mais la thèse du contrat suppose un choix absolument pur de l’espace politique ration­nellement souhaitable, choix qui procède d’une situation parfaitement idéale de l’égalité des partenaires.

L’Essai sur la révolution s’éloigne délibérément d’une conception idéaliste des thèses jusnaturalistes. Il se méfie des conséquences d’un contrat imaginaire et prend parti contre les effets de la thèse rous­seauiste du pacte social, à savoir l’identification de la loi au pouvoir et la domination d’une conception transcendante et absolutiste de la loi. Arendt fait prévaloir une compréhension réaliste du contrat, illustrée par les colons américains. Aux pactes d’association et de soumission, compris comme de simples fictions théoriques, elle préfère le pacte mutuel, la promesse échangée, l’alliance. La situation particulière des occupants du Mayflower fait de ce contrat une réalité effective : parvenus devant un monde inconnu, la promesse réciproque d’entraide fut, de leur part, un premier serment, l’acte d’une première fidélité mutuelle. L’idéologie de la violence révolutionnaire fut évitée par cette fidélité commune à une même origine, semblable à la piété romaine. L’esprit révolutionnaire américain est une sorte de pacte continué ou perpétué. Se méfiant d’un contrat purement abstrait, Arendt recourt ainsi à l’histoire pour en faire un usage limitatif et critique de l’imaginaire du pouvoir.

Mais les textes kantiens contiennent une objection critique radicale à une telle conception réaliste ou historique du pacte social. La thèse d’un contrat historiquement conclu ne peut avoir, selon Kant, qu’un effet historiquement pervers, celui de justifier et de perpétuer la volonté des rébellions. La vie juridique succomberait à la réitération indéfinie des prétentions de restaurer un fait primitif contre le droit présent : «Ils ont pris l’idée d’un contrat originaire, qui ne cesse de se présenter comme fondement dans la raison, pour quelque chose qui a dû se produire réellement et de cette façon, ils ont pensé conserver au peuple le droit de s’en affranchir à son gré dans le cas d’une violation grossière, du moins selon sa propre appréciation» (Kant, Théorie et pratique).

Kant apporte à ce problème une solution transcendantale : il contraint la pensée des Lumières à aller jusqu’au bout de ses réquisits théoriques, pour la mener à une pureté telle que tout danger de confusion entre le contrat et la détention du pouvoir se trouve écarté. Il engage la théorie du pacte dans une voie résolument idéaliste, au rebours de la conception d’Arendt, mais qui conduit au même résultat critique. Au contrat primitif ou historique, il oppose un contrat originaire qui n’est pas un fait empirique mais une pure Idée’. En tant, qu’Idée, le pacte peut être conçu comme l’analogue d’un type de la raison pratique : la volonté unifiée du peuple constitue la règle de toute loi juste et le souverain ne peut exécuter que les lois que le peuple aurait pu vouloir par lui-même. Ainsi compris, le contrat garde sa valeur critique opératoire devant le fait de la révolution et il peut légiférer sur le traitement juridique qui lui convient : il n’est pas licite de soumettre le peuple à la constitution qui a été renversée par la révolution, même dans des circonstances illégales et violentes. Afin de ne jamais sortir du droit, l’interdiction de rébellion doit s’imposer même à l’égard de la révolution qui a réussi. Le contrat n’étant pas historique, il ne saurait jouer un rôle rétroactif. Deux raisons empêchent de penser qu’il s’agit d’une acceptation pure et simple de la nécessité : on ne peut sortir d’une révolution par la force sans perpétuer les violences de l’état de nature; le contrat peut servir de type à la nouvelle association politique et il conserve ainsi sa valeur de norme, limitative de l’extension abusive du pouvoir.

Valeur politique de la révolution : vertu ou bonheur

De quelle façon une révolution, conduite au nom de la liberté, peut-elle devenir source de domination et d’abus de pouvoir? Et comment ce danger peut-il être lui-même imputé aux concepts poli­tiques des Lumières? L’inspiration rousseauiste d’une conception antique et anachronique de la vertu est directement mise en accusation par Arendt. De son côté, la conception purement normative de l’idéal républicain de Kant le préserve de toute dérive dans le moralisme politique.

On présente souvent l’autonomie morale kantienne comme la fille de la liberté théorisée dans le Contrat social : l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté. Or Rousseau attend du contrat un renoncement inconditionnel à la liberté naturelle grâce auquel le passage à l’état civil équivaut à une véritable conversion morale’. Cette collusion de la politique et de la vertu a été analysée comme le sophisme du rousseauismeZ, coupable d’avoir favorisé les doctrines juridiques ultérieures de la domination absolue de l’Etat. Kant, en la matière, ne suit nullement Rousseau et, nonobstant l’importance qu’il accorde à la morale, il est résolument étranger à ses conceptions juridiques de chercher à produire la moralité par des moyens poli­tiques : « Malheur au législateur qui voudrait établir par la contrainte une constitution à des fins éthiques’ ».

Dans une démarche qui peut paraître atypique à l’intérieur de la philosophie des Lumières, comparée à celle de Condorcet par exemple, la pensée kantienne du progrès ne prévoit pas la réalisation hic et nunc du règne du contrat social. Elle maintient entre l’idéal et l’histoire une distance critique qui empêche de déterminer la carrière du progrès par une science de l’histoire. C’est en réformateur qu’il affronte la question de l’intelligibilité de la Révolution française.

On sait pourtant que Kant passait, en son temps, pour «robespier­riste » et que sa philosophie fut envisagée comme une caution philosophique possible des idées issues de la Révolution française. Mais l’Appendice au Projet de paix perpétuelle dénonce sans ambiguïté le «moraliste politique.., qui se fabrique une morale à la convenance des intérêts de l’homme d’Etat°». L’accord de la morale et de la politique, qui est au centre des analyses de l’Appendice, ne saurait «profiter » de la morale pour justifier une utilisation exclusivement pragmatique et technique du pouvoir. Le texte indique par quel sophisme le moralisme se convertit en mal politique : «Les politiques moralisateurs, en fardant des principes politiques, opposés au droit, en invoquant le prétexte que la nature humaine est inapte au bien d’après l’Idée que prescrit la raison, rendent impossible, dans la mesure de leur force, toute amélioration et éternisent la violation du droit» (PPP). Il y a là l’ébauche d’une analyse du mécanisme de la suspicion et du terrorisme politique. L’inaptitude au bien est la manière dont le politique moralisateur schématise la liberté du vouloir et en condamne par avance l’exercice, ce qui ruine toute possibilité d’une analyse juridique du politique. Il tire de ce soupçon le prétexte de sa propre compétence moralisatrice : puisqu’il ne règne que sur des méchants, l’usage du pouvoir s’arrête aux mécanismes de la coercition. La perversion du raisonnement tient à ce qu’est transformé en une pseudo-règle pratique un principe qui, chez Machiavel, vaut pour une conception strictement théorique de l’art de gouverner.

Kant met plus d’espoir dans un gouvernement qui, issu de la force, est contraint par le mécanisme des guerres au perfectionnement. Les réformes sont préférées aux confusions d’un volontarisme simpliste. La manière dont Kant parle des acteurs de la Révolution française le confirme. Lorsqu’il considère, par exemple, le vote de la mort de Louis XVI, il l’attribue à la peur d’éventuelles représailles et non à une volonté pratique ou politique. Laissant de côté le point de vue de l’activisme, il fait une lecture juridique du moment révolutionnaire proprement dit : la révolution fut la «dévolution du pouvoir des mains du roi aux mains de l’assemblée» (AK, XIX, Reflexion 8048 et Doctrine du droit, § 49, Rem. et § 52).

Pour mieux se garder du moralisme révolutionnaire qui engendra la Terreur, H. Arendt lui oppose l’inspiration que la Révolution américaine trouva chez Montesquieu. A la rigueur inhumaine de Robespierre, dont la vertu même n’est qu’une passion politique moderne, elle préfère les valeurs civiles que véhicule la conception du bonheur d’un Jefferson. Elle privilégie ici le versant libéral des Lumières, une conception totalement immanente de la satisfaction de soi et de l’art de vivre content. Le bonheur à l’américaine est décrit avec des accents tocquevilliens : l’amitié, l’émulation, la diversité respectée dessinent la configuration du bonheur tel qu’il constitue une sorte de type idéal de l’esprit constitutionnel américain. Cet in­dividualisme paraît à H. Arendt politiquement plus moderne, en ce qu’il fait reculer l’appétit centralisateur du politique. Entre la France et l’Amérique se joue la division de la pensée des Lumières entre la vertu et le bonheur, le second devant, aux yeux d’Arendt, servir à limiter les prétentions de la première.

En revanche, Kant reste parfaitement fidèle à la méthode critique en rejetant l’idéal du bonheur hors de la rationalité politique de l’Aufklärung. Avec des accents presque tocquevilliens, Kant condamne le paternalisme démocratique qui veut faire le bonheur des sujets malgré eux’ et qui se présente comme une variante « douce » du machiavélisme politique. Au lieu de l’inaptitude au bien, c’est la minorité du peuple, son incapacité à atteindre le bonheur par lui­même, qui éternise la violation du droit. Le bonheur n’est, pour Kant, ni une fin morale ni une fin politique; il fait obstacle au perfection­nement du droit et justifie la concentration des pouvoirs. Sous son impulsion, la domination devient une fin en soi où s’accordent les désirs de la satisfaction et les moyens de la coercition. La «morale» du bonheur ramène le pouvoir à sa dimension exclusivement technique et pragmatique. L’analyse d’Arendt rejoint pleinement celle de Kant lorsqu’elle dénonce aussi cette conception technique du bonheur, attribuée à Saint-Just, et qui ne fait qu’augmenter, à ses yeux, la souveraineté despotique de la vertu.

PROBLÉMATIQUE DU COMMENCEMENT

Le vocabulaire de la nouveauté

Les deux analyses se conforment à un même dessein critique : dégager la signification exclusivement politique d’une révolution. Afin que la liberté, et la liberté seulement, caractérise l’essence du boule­versement révolutionnaire, il faut que la révolution soit ressaisie dans son indépendance à l’égard du déterminisme historique. La révolution ne peut manifester une irréductible nouveauté qu’à la condition d’être comprise comme un absolu commencement. Les deux auteurs sont ainsi conduits à produire une analyse qui outrepasse, chez H. Arendt, ou qui renouvelle, chez Kant, les moyens conceptuels de la pensée des Lumières.

Pour les Lumières, la nouveauté ne manque pas de noms : droits de l’homme, souveraineté du peuple, liberté et égalité ont également la charge de commencer une ère nouvelle. Mais Arendt prend ces mots d’ordre en flagrant délit d’incohérence. C’est, bien sûr, le triom­phalisme français qu’elle incrimine en montrant comment le «pathos de la nouveauté », inspiré de Rousseau, s’est converti en un culte de la nécessité. Afin de sauvegarder l’indépendance théorique d’une pensée du commencement, Arendt est amenée à privilégier, selon le modèle américain, le vocabulaire de la fondation, tandis que Kant comprend la Révolution française comme un événement-avènement, commen­cement d’un développement irréversible.

Mettre la liberté au commencement, c’est invalider l’illusion qu’elle puisse être techniquement produite. Selon l’Essai sur la ré­volution, la libération est une représentation faussement révolution­naire de la liberté. Une révolution est un acte délibéré de fondation et non de libération, dont l’efficacité peut être obtenue par les moyens d’un gouvernement despotique. Si l’on considère que Kant espère d’un gouvernement monarchique qu’il s’engage dans la voie des réformes et d’un gouvernement despotique qu’il y soit progressivement contraint, on peut admettre que sa pensée de la révolution est étrangère à la notion de libération.

« Chef-d’oeuvre de la raison pure et de la déraison pratique », selon l’expression de Taine, la Révolution française ferait triompher son activisme libérateur dans la Terreur jacobine. Après l’analyse hégé­lienne sur la «furie de la destruction » engendrée par l’abstraction des principes, l’Essai sur la révolution dénonce à son tour le mécanisme de la suspicion terroriste. L’oeuvre de libération ne peut produire que des suspects puisque la liberté octroyée à tous fait de chacun un ennemi potentiel du corps politique. La Terreur s’instaure comme la guerre de l’Etat contre tous. Mais H. Arendt n’arrête pas son analyse au constat de l’abstraction meurtrière des principes. Elle s’attache à montrer, au contraire, que l’illusion prométhéenne sut trouver, au-delà des limites du politique, dans la misère du peuple, une Cause qui offrait à son pouvoir la possibilité d’un accroissement indéfini. C’est à la liberté que la révolution renonce dès lors qu’elle veut offrir au peuple plus que la liberté, l’abolition de la misère. En opposition avec le principe constitutionnel américain, le bonheur selon Saint-Just est une guerre déclarée à la pauvreté et à la nécessité mais qui repose sur une erreur et une supercherie.

L’erreur est de croire que la pauvreté peut être vaincue par des idées politiques alors qu’elle relève du domaine de la maîtrise technique de la nature. La supercherie tient à ce que la vertu sert à cautionner la substitution de la dynamique de la nécessité à l’acte de fonder la liberté : «Au lieu de la liberté, c’est la nécessité qui est devenue la catégorie essentielle de la pensée politique moderne» (Arendt, Essai sur la révolution). L’activisme révolutionnaire trouve ainsi sa vérité dans le culte de l’efficacité et de la nécessité.

Solution d’H. Arendt

Afin que la nouveauté ne soit pas comprise, à l’instar des Lumières à la française, comme la simple abolition de l’ancien, le vocabulaire de la fondation doit exprimer l’inauguration d’un espace politique. Si la Révolution américaine en fournit l’exemple, c’est que le pouvoir n’était pas à prendre mais à construire. Pour rendre le pouvoir indépendant de la nécessité, Arendt écarte de l’analyse de la nouveauté la thématique des droits de l’homme, susceptibles de conforter l’idéo­logie de la libération au détriment de la liberté. La véritable nouveauté révolutionnaire est ce qui résiste à l’épreuve de la durée : l’acte de fondation se poursuit dans l’établissement d’une liberté publique capable de se maintenir sans perpétuer les secousses révolutionnaires. La durée relève de la fidélité à la constitution plus qu’à un quelconque «militantisme » révolutionnaire. La révolution perpétuée est l’échec de la révolution, la révolution préservée est la marque de l’esprit révolutionnaire authentique.

Même si la scission entre la théorie et la pratique constitue le drame de la pensée politique moderne, il faut se garder de la sur­monter par une conception créatrice ou démiurgique de la politique. C’est pourquoi la révolution n’est pas, pour H. Arendt , une «réali­sation » de la liberté ni des droits de l’homme. Ces droits naturels ne désignent, d’ailleurs, que les déterminations de l’homme tel qu’il est naturellement, c’est-à-dire, précisément, sans droits : isolé, dé­pendant, nécessiteux, La liberté politique n’est pas une qualité qui se fabrique mais un espace qui se partage. Aux métaphores de la fabrication, Arendt substitue celles de la naissance, de la venue au monde du nouveau. Cette rectification métaphorique culmine dans l’évocation d’un mystère inaugural qui interdit la mainmise du concept sur l’événement.

Le retour au modèle de la république romaine l’aide à circonscrire l’esprit révolutionnaire américain en faisant l’économie des doctrines politiques modernes : il substitue à la république fabriquée, dérivée ou imitée, la république éternellement première qu’est la république romaine. L’enjeu de cette substitution est d’ôter à la Révolution française, jouée en « déguisé romain», sa place exemplaire pour les Modernes et de lui opposer l’essence exclusivement politique de la république comme ce qui est indépendant de la question des droits de l’homme. Le modèle romain permet de penser la révolution en termes d’autorité et non en termes de pouvoir, en termes de partage et non de domination. A la dynamique terroriste est préférée la valeur exemplaire d’une dynamique immanente, celle de la conservation. Alors que le pouvoir se développe par accroissement et conquête de nouvelles sujétions, l’autorité s’augmente en se conservant. Conser­vation, augmentation, stabilisation de l’autorité sont l’installation, la garantie, le partage affermi de la liberté. La république est ce qui limite la révolution à sa propre compétence, celle de l’instauration d’un espace de liberté partagée. Ce qui est économique, social ou technique demeure étranger à cette compétence de la fondation. La fondation et la république sont des notions indéductibles, étrangères à la production spéculative. Il ne s’agit pas de prouver niais de re­trouver. La république romaine ne représente pas une meilleure conceptualisation du politique, elle est le politique retrouvé, autonome, non dérivé, qui se prolonge en se conservant.

Du point de vue théorique, la thèse d’Arendt comporte une difficulté : ou bien elle enferme la Révolution américaine dans sa stricte particularité historique et explique donc de manière entiè­rement contingente, par l’argument de la prospérité américaine, l’absence du besoin de la violence: ou bien elle évite cette réduction à la contingence historique par une représentation mythique de l’origine. La problématique du commencement, celle de l’émergence du nouveau, attache à la liberté la dimension irrationnelle de l’ar­bitraire : « Il est dans la nature même des commencements de comporter une mesure d’arbitraire absolue’».

L’interprétation esthétique de Kant par Arendt

Les Leçons d’Arendt sur la philosophie politique de Kant associent l’enthousiasme des spectateurs face à la Révolution française, tel que le présente le Conflit des facultés, à la notion d’esprit public, interprété en référence à la faculté de juger esthétique. La révolution échappe à la rationalité déterminante et renvoie à la compétence du jugement réfléchissant :«Je suis humain et ne puis vivre hors de la compagnie des hommes. Je juge en tant que membre de cette communauté et non en tant que membre d’un monde suprasensible.’». Arendt indique ainsi la parenté qui associe les idées de co-partage, d’espace public et d’esprit public. Elles font toutes référence à la signification esthétique de l’intersubjectivité selon la Critique de la faculté de juger. L’analogie entre l’enthousiasme du public et le jugement de goût confère au point de vue esthétique la capacité de saisir un commencement. La partici­pation du public appréhende le mode d’apparition ou la phénoménalité spécifique d’une révolution : celle d’une exemplarité pure, événement ou avènement. La révolution se donne à voir dans l’expérience pri­mordiale du jugement partagé. A l’espace public de la liberté ré­volutionnaire correspond adéquatement l’activité publique de partage et de communication.

L’esthétique dévoile un espace communicationnel conforme à l’essence publique et consensuelle de la révolution : «L’élément commun à l’art et à la politique est que tous deux sont des phénomènes du monde public » qui « ne parviennent à la plénitude de leur être propre que dans un monde commun à tous» (Arendt, La crise de la culture). L’activité inter-par­ticipative du jugement introduit une forme originale d’objectivité, adéquate à la nouveauté : contre les annexions doctrinaires, elle restitue à la révolution son indépendance et son autonomie, en la faisant «sujet» de sa propre apparition. Arendt reprend à son compte le principe de la «subjectivité objective » du jugement esthétique kantien :« Nous lui devons que nos sens, strictement privés et “subjectifs” avec leurs données sensorielles puissent s’ajuster à un monde non subjectif et “objectif” que nous avons en commun et partageons avec autrui. Juger est une importante activité dans laquelle ce partager-le-monde avec autrui se produit’». Cet emprunt fait à l’esthétique kantienne retire quelque peu au thème du commencement l’objectivité radicalement extérieure d’un en soi. Le commencement révèle son témoin en même temps que lui-même et leur nécessaire association vécue. Mais la question qui demeure est celle de savoir si un consensus de type esthétique suffit à rendre compte du contenu politique de l’analyse kantienne. Celle-ci met la Révolution française à l’épreuve du progressisme des Lumières et, pour Kant, le commen­cement révolutionnaire ne se comprend que par l’horizon de sa destination juridique.

Solution de Kant

Il est clair qu’Arendt refuse de s’engager dans la voie des solutions critiques qui requièrent la notion de finalité objective. Mais pour utile qu’elle soit, la solution esthétique reste incomplète si on ne lui adjoint pas le recours à la pensée kantienne du progrès qui permet d’intégrer la question des droits de l’homme à la révolution.

L’idéal républicain désigne, dans le kantisme, à la fois le modèle de toute constitution conforme au droit et à la finalité de tout progrès politique. La liaison de la république à la révolution vient octroyer à la Révolution française une signification juridique exemplaire. L’ana­lyse kantienne du commencement renvoie sans difficulté au concept du droit des hommes parce qu’elle est ancrée dans la philosophie pratique. C’est sa finalité morale qui fait du vouloir le commencement d’un projet d’action irréductible à la causalité naturelle des mobiles em­piriques. L’Anthropologie du point de vue pragmatique définit la vertu dans un vocabulaire proche de celui d’Arendt par la place accordée à la notion de fidélité :« La vertu est la force morale dans la fidélité à son devoir, force qui ne devient jamais une habitude mais qui doit toujours jaillir, entièrement neuve et originale, de la manière de penser », Mais chez Kant, cette fidélité au devoir est construite comme une fidélité à l’avenir de l’espèce humaine, avenir que dessine l’idée du droit des hommes. La dimension juridique du progrès évite de subordonner l’action révolutionnaire au moralisme politique. Si la politique peut s’accorder à la morale, c’est à la condition de comprendre cette dernière comme une doctrine du droit’. Alors que le moraliste politique est celui qui désespère de la méchanceté humaine et éternise, par ce prétexte, la violation du droit, la Révolution française est ce qui justifie un progrès dont la cause peut être comprise comme la disposition morale de l’humanité. Le droit, et le droit seulement, en exprime la destination phénoménalement possible.

La révolution apparaît comme un phénomène politique moderne par la complexité de sa double dimension, historique et juridique, empirique et pure, particulière et universelle. Il est essentiel à l’inter­prétation kantienne de la Révolution française que la finalité du progrès soit énoncée dans le vocabulaire du droit. Dans cette conception du progrès, l’Idée de l’humanité constitue le moyen terme qui rend pensable une destination pure d’un fait empiriquement produit. L’événement français fait date pour l’espèce humaine entière, en tant que signe de sa destination pratique3. Cette place accordée à l’espèce humaine est confirmée par le Conflit des facultés qui rattache la sympathie inspirée par la révolution à une «disposition morale du genre humain » et qui situe, quelques lignes plus bas, dans la constitution républicaine, le principe de l’intégration du «droit » et de la « fin d’un peuple », révélés par cette adhésion du public’.

L’analyse kantienne ne réduit pas plus la révolution à son histoire particulière qu’elle ne s’évade dans le culte abstrait de ses principes en la rapportant au devenir de la culture humaine. Commencement annonciateur d’une civilisation qui atteint sa majorité, la révolution est, comme la culture, une formation historique phénoménale dont la signification est transphénoménale. Phénomène politique dont la signification est transpolitique, elle est le signe que le devenir du politique consiste dans sa subordination progressive au droit de même que le devenir de la culture est l’advenir de la destination morale de l’humanité. L’espèce humaine est donc ce qui fait le lien entre la révolution et la république : cette médiation permet d’inclure sans contradiction les droits de l’homme dans le devenir républicain du politique et de déceler la validité objectivement juridique de l’adhésion du public.

L’idée d’une destination « transpolitique » de l’espèce humaine confère à la notion de droit de l’homme un contenu culturel positif. A la différence des présupposés de Burke ou d’Arendt, les droits de l’homme ne désignent pas ici les droits des individus naturels mais les droits rationnels de l’humanité. Ils ne concernent pas les égoïsmes prépolitiques puisque ces derniers sont naturellement contraints de se soumettre à l’action coercitive et unificatrice de l’Etat. Kant leur donne une forme universelle qui n’est pas une simple généralisation logique mais qui renvoie à une réalité à la fois naturelle et pratique : l’humanité qui a une destination morale. L’humanité ainsi comprise est à la fois un être et un devoir-être et les droits des hommes sont les droits du devenir humain de l’humanité.

Kant évite ainsi les objections les plus répandues qui ont été et sont encore opposées au concept des droits de l’homme. Il évite l’objection de l’usage instrumental ou «totalitaire» qu’il est possible d’en faire : «II n’y a de sacré au monde que les droits de l’humanité dans notre personne et le droit des hommes. Le caractère sacré réside en ce que nous ne les utilisons jamais comme moyens et l’interdiction d’un pareil usage réside dans la liberté et le caractère de la personne’». Les droits concernent la personne et ne peuvent servir de prétexte aux Etats pour user de la force contre les individus ou les groupes empiriques. De la même façon, Kant semble répondre par avance à l’argument selon lequel les droits de l’homme engendrent l’excès par la multiplication des revendications subjectives :« Les droits des hommes s’imposent davantage que l’ordre et la paix. L’ordre et la paix peuvent s’établir sous l’oppression générale. Les agitations du corps social, qui naissent d’une revendication du droit, ne durent qu’un temps’ ». Enfin et surtout, Kant évite toute contradiction entre l’idée des droits universels des hommes et celle de leur appartenance politique à un Etat parce qu’il rattache ces droits à la république, sur le plan juridique, et au peuple, sur le plan historique. La Révolution française est celle d’un «peuple plein d’esprit’», ce qui contredit le préjugé qu’un « certain peuple n’est pas mûr pour la liberté2 ».

Dans l’idée du peuple cohabitent la réalité de la civilisation et le principe de la citoyenneté. Le droit confirme la vocation du peuple à la liberté en faisant de la citoyenneté, non seulement un droit politique, mais un principe de la civilisation dans sa destination cosmopolitique. La constitution républicaine est choisie par Kant pour sa valeur juri­dique internationale et son pouvoir de préparer la paix ::<L’assen­timent des citoyens est exigé pour décider s’il y aura ou non la guerre’». L’adhésion du public international à la Révolution fran­çaise, que Kant privilégie pour sa destination républicaine, fait de la citoyenneté un premier droit cosmopolitique.

La vocation intrinsèquement cosmopolitique de l’Idée kantienne de république permet d’attribuer au critère de la sympathie et de l’en­thousiasme du public une signification non seulement esthétique mais réellement juridique. La publicité est la seule manière juridique d’énoncer un jugement sur la politique. Elle ne peut se confondre avec la rébellion puisqu’elle ne vise pas la prise du pouvoir mais l’expression de la source légitime des lois : l’unanimité populaire telle qu’elle se donne une formule universelle. Elle est donc le type de ce qui peut et doit être voulu, ce rôle de la volonté ajoutant à la dimension esthétique la dimension spécifiquement politique du principe de publicité. Cette dimension spontanément publique de la Révolution française opère comme un principe de transparence : le point de vue du spectateur ressaisit ce qui est public et sert de révélateur de ce qui est juste dans une révolution, à savoir sa transparence juridique. Son témoignage universalise ce qui peut être voulu par tous légitimement. La Révolution française inaugure ainsi le premier exemple d’une dimension cosmopolitique du principe de publicité.

L’attitude paradoxale de Kant, qui analyse en réformateur une révolution, ne s’expliquerait pas seulement pour des motifs de cir­constances mais pour des raisons de fond, touchant à la rationalité critique. La volonté révolutionnaire ne peut être universalisée comme une loi pratique, mais le caractère public et transparent du fait révolutionnaire isole, chez le spectateur, ce qui peut faire l’objet d’un vouloir dans une révolution, un noyau d’objectivité pratique auquel tous participent universellement. Il n’y a pas de contradiction dans la pensée juridique kantienne, plus réformiste que révolutionnaire : ce que produit la révolution comme si on avait pu le vouloir est ce qui reste indépendant de ses circonstances historiques particulières, ce qui aurait pu être obtenu par les moyens d’une réforme. Est révolution­naire ce que tous auraient pu choisir sans recourir à la révolution.

Il est remarquable de constater que la pensée de la révolution, chez Kant comme chez H. Arendt, contribue d’abord à rectifier le jugement du public sur les révolutions et, plus essentiellement peut-être, sur le politique. La politique doit se garder de toute confusion avec l’idéologie, l’économique, la nécessité naturelle ou l’histoire. Sa destination est purement juridique, chez Kant, sa fondation strictement politique, chez H. Arendt. Cette rectification conduit Arendt à refuser une partie de l’héritage révolutionnaire dans la pensée politique moderne tandis que Kant, penseur de la modernité de la Révolution française, s’attache à en construire l’avenir juridique comme le devoir-être de sa propre postérité.

Annales de l’Institut de philosophie de l’université de Bruxelles, Editions Vrin, 1989
(textes de Gadamer, Habermas, Patocka (un texte de 1941 traduit du tchèque), etc. 

© Monique Castillo

http://www.monique-castillo.net

Nach oben scrollen