Kant et l’unité culturelle de l’Europe

Introduction

Grâce à l’accueil de Madame Marianne Motherby, la Société des amis de Kant peut donner un prolongement à la sociabilité kantienne, appréciée des convives et amis de Kant. On sait que, lorsque Kant fut assez riche pour avoir une maison à lui (en 1784, au bout de trente ans d’enseignement), il prit l’habitude de partager son unique repas quotidien, servi à l’heure précise, avec quelques invités (dont le nombre ne devait pas dépasser cinq, pour assurer la circulation fluide des propos). Éclectique, il avait pour convives, selon les cas, un médecin, un membre du conseil de guerre, un pasteur, un mathématicien, un négociant anglais, un banquier, un étudiant. De quoi parlait-on ? Non de philosophie, mais de météorologie et de science, surtout physique… et de politique : « Des événements du jour, des victoires, des traités de paix », selon un témoin, cela, bien sûr, tout particulièrement après le déclenchement de la Révolution française, dont la nouvelle l’excita au plus haut point. Cela atteste l’intérêt que prenait le philosophe aux affaires du monde et à l’actualité européenne en particulier. Ce n’est pas sans émotion que nous prolongeons la sociabilité kantienne aujourd’hui.

L’Idée d’Europe

Kant est le créateur d’une certaine Idée de l’Europe, une Europe cosmopolitique, c’est-à-dire à la fois unie et plurielle : unie contre la guerre, mais diverse pour éviter un gouvernement mondial, citation en allemand (Religion, note 1 partie I § ») Or on ne peut détacher l’Idée kantienne d’Europe de la philosophie de Kant, car c’est le génie kantien qui donne l’idée d’un destin commun de l’Europe une légitimité anthropologique, juridique, politique et morale.

La philosophie de Kant

L’œuvre kantienne est un moment décisif de l’histoire de la pensée européenne et occidentale, un moment qui peut être dit « révolutionnaire » par analogie avec la « révolution copernicienne » de la physique que Kant prend pour illustration de sa propre philosophie. De même que Copernic comprend le mouvement des planètes en le regardant du point de vue du soleil, de même le criticisme comprend les lois du monde, matériel et humain, en les regardant du point de vue de l’homme, et non plus du point de Dieu.

La philosophie kantienne de la morale et de l’action se présente donne un fondement éthique à l’humanisme à l’âge de la science moderne. L’humanisme n’est pas, comme on le croit trop souvent, une affaire de bons sentiments, mais une morale de l’action collective. Dès lors que la science ne se préoccupe pas de répondre à la question : « que devons-nous faire ? », et que les réponses à cette question ne sont plus tirées de la théologie, l’humanité n’a guère d’autre choix que de découvrir en elle-même le but ultime qu’elle doit vouloir atteindre pour ne pas s’autodétruire ou sombrer dans la barbarie. La philosophie kantienne de l’Europe est le versant politique et culturel de cette philosophie de l’action humaine collective : « j’apprends à honorer les hommes ; et je me trouverais bien plus inutile que le commun des travailleurs, si je ne croyais que ce sujet d’étude peut donner à tous les autres une valeur qui consiste en ceci : faire ressortir les droits de l’humanité. »

Son application à l’Europe

Kant avait foi dans la mission mondialiste de l’Europe, sans jamais l’identifier à une posture hégémonique. L’Europe est regardée d’un « point de vue cosmopolitique ». Or c’est d’abord dans la philosophie kantienne que ce point de vue trouve sa pleine justification : la philosophie critique se nomme elle-même « cosmique » ou « cosmopolitique » du fait qu’elle prend pour échelle de mesure l’espèce humaine tout entière, dans la dimension de son histoire passée et en vue de son histoire future. A cet égard, la perspective kantienne n’est pas « européo-européenne », mais d’emblée occidentale et même mondialiste. Ce qui importe est la contribution de l’Europe au destin de l’espèce humaine tout entière.

Or cette Europe n’existe pas encore. L’originalité de la démarche kantienne est d’en concevoir la future réalité juridique en fonction du rôle qu’elle sera appelée à jouer dans le monde, tout en sachant que le but ultime (la paix universelle) est encore irréalisable.

Il ne s’agirait, toutefois, que de la construction fantaisiste d’un rêveur, s’il n’existait pas des prémisses d’un éveil de l’Europe à sa destination et, surtout, les prémisses de la nécessité de s’engager dans la voie d’une Société des Nations. La position de Kant peut alors être située de façon plus précise : l’Europe est une Idée, mais c’est à partir de cette Idée que s’élabore, précisément, sa réalité. Sa réalité sera cosmopolitique parce que l’Europe est le seul foyer d’où peut rayonner une conception cosmopolitique des relations entre les peuples.

Aux yeux de Kant, l’Europe n’existera pas tant qu’elle ne sera qu’un projet « politicien » (aujourd’hui on dirait : un projet exclusivement économique). C’est dans les mentalités que Kant perçoit une transformation dont il se fait l’interprète. Aussi s’adresse-t-il d’abord au public éclairé (savants, publicistes, philosophes, mais aussi négociants, médecins…), sans jamais vouloir, pour éviter tout fanatisme politicien, que la philosophie prenne le pouvoir…

II
Kant et les Européens

Mais l’Europe n’est pas d’une seule pièce : elle est formée de peuples qui diffèrent par le régime politique et les caractères nationaux. Kant décrit la pluralité européenne avec les préjugés que nous avons encore aujourd’hui les uns vis-à-vis des autres, ce qui ne manque pas de faire parfois sourire.

Politiquement, l’Europe du 18ème siècle se divise entre peuples barbares et peuples policés. Les barbares sont à l’est ; sont dits « barbares » les peuples qui se soumettent à la loi par contrainte et non par liberté. Il en est ainsi des Russes, parce qu’ils ne fondent pas encore l’obéissance aux lois sur des concepts moraux, et des Polonais, parce qu’ils ignorent encore le respect des lois ; ces peuples n’ont pas encore assimilé « la culture occidentale ». (1372 ?). La partie turque de l’Europe, quant à elle, est jugée encore politiquement immature.

Les autres nations européennes sont différenciées selon leur plus ou moins grande ouverture d’esprit, ce qui signifie leur caractère plus ou moins européen.

Le Français est communicatif

Le Français est courtois, et quoique son goût pour la courtoisie « concerne au premier chef le commerce avec les femmes du grand monde », il s’étend à une forme de philanthropie universelle. Mais le Français est également doté d’« une frivolité incapable de laisser durablement en place certaines formes » et d’un contagieux esprit de liberté qui produit, dans les relations du peuple à l’État, un enthousiasme qui est de nature à tout ébranler, et va même au-delà des extrêmes. »

L’Anglais est d’abord anglais

« l’Anglais met en place de grandes institutions de bienfaisance, fabuleuses pour tous les autres peuples. Mais l’étranger que le destin a jeté sur son sol et qui se trouve plongé dans une grande misère peut bien mourir sur le fumier, il n’est pas Anglais – autant dire qu’il n’est pas un homme.

« Mais, même dans sa propre patrie, l’Anglais s’isole là où il mange pour son argent. Il préfère, pour le même coût, prendre ses repas seul dans une pièce à l’écart plutôt qu’à la table d’hôte, du fait qu’à cette dernière, une certaine courtoisie est tout de même de mise ; et à l’étranger, par exemple en France, où les Anglais ne vont que pour dénigrer la mauvaise qualité de tous les chemins et toutes les auberges, ils ne s’y réunissent que pour rester entre soi. »

L’Espagnol est fier

« Sa grandiloquence qui se signale jusque dans le langage de la conversation témoigne d’une noble fierté nationale… mais il a l’esprit étroit « il n’apprend rien des étrangers, ne voyage pas pour apprendre à connaître d’autres peuples » : «  réticent à toute réforme, il est fier de n’avoir pas à travailler ; son esprit est d’humeur romantique ; comme le prouve la course de taureaux, il est cruel (ce dont témoignent les auto da fé d’autrefois), et il manifeste dans son goût son origine partiellement extra-européenne.. »

L’italien est exubérant

« l’Italien est excellent dans le goût artistique,mais aussi afin de voir et d’être vu en nombreuse compagnie ». Il excelle aussi « dans l’invention du change, des banques et de la loterie. C’est là son bon côté, de même que la liberté que les gondoliers et les lazzaronni peuvent prendre vis-à-vis des Grands » « Mais voici ce qui est grave : l’habitude de jouer du couteau, les bandits, la manière dont les assassins trouvent refuge dans des lieux saints, la propension de la police à négliger ses fonctions etc. »

L’Allemand est cosmopolite

« Il est l’homme de tous les pays et de tous les climats : il émigre facilement, et il n’est pas passionnément enchaîné à sa patrie…Il a son bon côté dans tout ce qui s’accomplit grâce à une application opiniâtre et qui ne requiert pas précisément de génie (…). Dans les relations avec autrui, le caractère de l’Allemand est la modestie. Il apprend, plus que tout autre peuple, les langues étrangères, il est “le grossiste de l’érudition” ; et il est le premier à frayer dans le domaine scientifique bien des pistes qui sont utilisées ensuite à grand bruit par d’autres ; il n’a pas d’orgueil national et, d’esprit cosmopolite, il n’est pas attaché à sa patrie. il discipline avec rigueur ses enfants à respecter la moralité, tout comme, conformément à son penchant pour l’ordre et pour la règle, il préférera se soumettre au despotisme plutôt que de se lancer dans des innovations (notamment dans des réformes politiques arbitraires). C’est là son bon côté.

Ce qui n’est pas à son avantage, c’est son penchant à l’imitation…et il faut mentionner surtout une certaine manie méthodique de se classer de façon pointilleuse vis-à-vis de ses concitoyens, non pas selon un principe tendant à l’égalité, mais d’après les degrés du mérite et selon un ordre hiérarchisé : dans ce schéma hiérarchique, il est inépuisable pour inventer des titres (de noblesse et de très vieille noblesse, de bonne, de haute et même d’illustre naissance), au point d’en devenir servile par pur  snobisme (…), ce qui passe inévitablement pour ridicule aux yeux des autres peuples »

III
Un patriotisme culturel européen ?

En dépit de ces différences, il existe un fonds culturel commun aux peuples d’Europe: le propre de notre continent, à l’âge des Lumières, est de naître à l’idée que la civilisation n’est rien d’autre que le progrès universel des mœurs et, par conséquent, le travail d’un perfectionnement indéfini dont les autres peuples devront prendre le relais pour que l’humanité entière en soit un jour l’ultime bénéficiaire : « C’est en Occident qu’il nous faut chercher la continuité du progrès du genre humain vers la perfection et de là son expansion sur la terre » (Réflexion 1501).

Tel est le paradoxe de la fondation humaniste de la civilisation en Europe : elle ne procède d’aucune conception « identitaire » de la culture, car il s’agirait alors de préserver cette culture et de la reproduire à l’identique, au lieu que cette appréhension de la civilisation comme un développement continu ne lui donne qu’une vocation culturelle cosmopolitique, tournée vers le monde et l’avenir. La civilisation n’étant pas une totalité achevée, mais un processus continu de réformation, elle n’existe que comme mouvement ou « ascension continue » (Recension de Herder). Sans doute les Européens ne seront-ils pas toujours fidèles à cette vocation universaliste – et il arrive que Kant s’en prenne à certaines formes d’impérialisme , du moins est-elle l’Idée de culture européenne que le kantisme laisse en héritage.

Si la pluralité des Européens fait partie de l’unité européenne, c’est parce que la vision kantienne de l’Europe n’est pas supranationaliste, mais inter-nationaliste. Kant fait une distinction tranchée entre le nationalisme au sens ethnique et le patriotisme au sens politique, et il encourage une forme de patriotisme parfaitement compatible avec le cosmopolitisme européen : il oppose ce qui patriotique à ce qui est patriarcal, forme de despotisme, qui consiste « à faire le bonheur des sujets malgré eux ». C’est pourquoi il rapporte le patriotisme au mot patria et non au mot pater (Réflexion 7979).

Ce que Kant appelle « patriotisme » se rapproche de ce qu’on appelle aujourd’hui responsabilité envers les générations futures et il va jusqu’à parler d’un « patriotisme mondial » (Réflexion 8019). Par suite, si une citoyenneté européenne peut voir le jour, elle prendra sans doute la forme d’un patriotisme cosmopolitique. Ne pourrait-on parler d’un patriotisme culturel européen ? « Un régime qui concilie son droit politique avec le droit cosmopolitique est possible dans toute constitution. Se penser à la fois comme citoyen d’une nation et comme membre à part entière de la société des citoyens du monde est l’idée la plus sublime que l’homme puisse concevoir de sa destination et qu’on ne peut penser sans enthousiasme ».

Conclusion 1

En dépit de son âge, Kant met au point, en 1798, dans Le Conflit des Facultés, une dernière manière de penser l’Europe : il montre qu’il existe un public européen uni par une même adhésion non révolutionnaire aux principes de la liberté politique. Kant en fait le signe de l’orientation irréversible de l’histoire européenne dans la voie de ce que l’on appellerait aujourd’hui « une culture du progrès ».

Aujourd’hui, un professeur de l’université de Tunis, spécialiste de Kant, applique cette lecture kantienne à l’espérance démocratique née au Maghreb. Est-ce une autre manière de réaliser l’espérance kantienne d’une diffusion de la liberté par le droit à une époque où tous les peuples sont devenus, comme Kant l’avait annoncé, politiquement interdépendants ? Cette hypothèse confirmerait que la vision kantienne de l’Europe n’est pas séparable de l’histoire du monde et que Kant écrivait pour les générations futures, lointaines, qui auraient à réaliser l’œuvre amorcée par l’époque des Lumières.

Conclusion 2

A une époque où la jeunesse croit parfois bon d’identifier la tolérance à un relativisme culturel radical sans voir la parenté qui existe entre le relativisme culturel et le nihilisme politique, comme Thomas Mann, par exemple, l’avait bien souligné, en 1936, dans son Avertissement à l’Europe, la position kantienne incarne à la fois la possibilité de résister et d’espérer. La culture européenne n’est pas un patrimoine dont certains pays seraient les possesseurs et devraient se faire les gardiens, elle a cette particularité d’être et de rester pour toujours une tâche, la tâche d’avoir à accomplir, à l’infini, les valeurs qui la portent, comme le rappelait le philosophe Edmund Husserl dans une conférence de 1935, avant sa mort en 1938: « Ideen aber, Ideale jeder Art, verstanden in dem Geiste der in der Philosophie erst einmalig Sinne gewonnen hat, tragen aile die Unendlichkeit in sich. Für uns gibt es ausserhalb der philosophisch-wissenschaftlichen Sphäre noch vielerlei Ideale und Endlichkeiten, aber sie haben den Charakter Unendlichkeit, unendlicher Aufgaben erst der Umbildung des Menschentums”. Plus qu’une culture, cette tâche qui ne finira jamais est en vérité le ressort d’une véritable spiritualité européenne.

© Monique Castillo

http://www.monique-castillo.net/

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